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Médias, droit et panique morale: tirer les leçons d'un procès suisse pour excision

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Academic year: 2021

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Dina Bader & Sara Johnsdotter

Médias, droit et panique morale : tirer les leçons

d’un procès suisse pour excision

Résumé : En 2008, un couple somalien, réfugié en Suisse, a été condamné pour la clitoridectomie de leur fille de deux ans. L’intervention avait été effectuée douze ans plus tôt par un médecin somalien dans l’appartement familial à Zurich. Les parents ont par la suite abandonné la pratique de l’excision, renonçant à la perpétuer sur leurs filles cadettes, et la mère a milité contre cette pratique lors de réunions de femmes somaliennes. Or, les médias ont omis de mentionner le changement d’attitude opéré chez ce couple de parents. Ce faisant, la couverture médiatique de ce procès a fait naître la crainte que l’excision soit une réalité contemporaine sur le sol suisse. Pourtant, il s’agit du premier et seul cas connu à ce jour d’excision pratiquée sur le territoire national. Afin de déconstruire cette « panique morale », cet article entreprend une analyse critique des représentations médiatiques de l’excision en examinant l’arrêt du tribunal concernant cette affaire. Nous discuterons des divergences observées entre la couverture médiatique et les faits relatés dans l’arrêt, et proposerons une réflexion sur les effets de ces représentations médiatiques sur le débat plus global de l’intégration des étrangers en Suisse.

Mots-clés :excision, intégration, procès pour excision, représentations médiatiques, panique morale.

Media, Law, and Moral Panic: Learning from a Swiss Criminal Court Case of Female Circumcision

Abstract: In 2008, a Somali couple, refugees in Switzerland, were convicted of the clitoridectomy of their 2-year-old daughter. The procedure had been carried out by a Somali physician in the family’s apartment in Zurich twelve years earlier. Subsequently, the parents abandoned the practice and did not perform it on their younger daughters, and the mother campaigned against it during meetings of Somali women. Obscuring the change in attitude of the prosecuted parents, the media coverage of this trial resulted in an upsurge of fear that female circumcision would be a contemporary reality on Swiss soil, albeit this case is the first and only case known to date of a female circumcision performed in the national territory. In order to deconstruct this «moral panic», this paper aims at providing critical analysis of media representations of female circumcision by examining the court report of this case. We will discuss discrepancies between the media coverage and what can be known from legal documents, and reflect on the effects of such media representations on the broader debate of immigrants’ integration in Switzerland.

Keywords: Female circumcision, Integration, FGM court case, Media representations, Moral panic.

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e

Introduction

e 16 novembre 2007, Blick, un tabloïde suisse alémanique gratuit, déclare : « Il y a 11 ans, les parents ont laissé torturer leur fillette de 2 ans à l’époque. Il s’agit d’une mutilation génitale, une coutume barbare répandue dans certains pays africains au cours de laquelle les parties génitales des filles sont sauvagement mutilées »1. Le journal couvre ici la

première et unique poursuite pénale en Suisse pour une excision pratiquée sur le territoire national. Avec ces deux phrases d’ouverture, l’article commence comme une histoire d’horreur, utilisant un vocabulaire de guerre tel que « torture », « barbare », et « sauvagement mutilées ». Il est évident qu’un lecteur suisse ne peut qu’être choqué par une telle information.

Le même jour, le journal télévisé 19:30 Le Journal relate l’arrestation des parents en montrant un reportage débutant par un groupe de femmes en habit « traditionnel », quelque part dans un pays d’Afrique, qui regardent une vidéo de prévention contre l’excision, tandis que le public suisse entend les cris d’une jeune enfant en train de subir l’excision et voit les larmes qui ruissellent sur son visage pris en gros plan2. Le reportage se poursuit par des

interviews du procureur et d’Elsbeth Müller, présidente à l’époque d’UNICEF Suisse, qui exprime sa satisfaction que ce cas d’excision ait été « découvert » par un médecin suisse en soulignant l’importance de la collaboration entre prestataires de santé et autorités. Entre chaque interview et à la fin du reportage, les spectateurs voient des images de rues bondées et poussiéreuses d’une ville somalienne, où sillonnent des voitures, des bus et des charrettes tirées par des ânes dans un brouhaha désordonné. Quelques mois plus tard, le 26 juin 2008, jour du procès, le tabloïde 20 Minuten annonce dans le sous-titre de l’article couvrant l’événement : « Fillette mutilée sur une table de cuisine »3.

L’influence de ces trois médias suisses est considérable. Le 20 Minuten et le Blick sont respectivement le premier et le troisième journal les plus lus

1 Blick, «Klitoris weg: Erstmals Prozess gegen Eltern» [Clitoris enlevé : Premier procès contre les parents], 16 novembre 2007, traduction des auteures. Disponible en ligne: https://www.blick.ch/news/schweiz/ klitoris-weg-erstmals-prozess-gegen-eltern-id146796.html (dernier accès le 19 avril 2018).

2 RTS, « L’excision passera en jugement à Zurich », 16 novembre 2007. Disponible en ligne: https://www.rts.ch/info/suisse/1111291-l-excision-passera-en-jugement-a-zurich.html (dernier accès le 14 avril 2018).

3 Attila Szenogrady, 20 Minuten, «Wanderarzt beschneidet Zweijährige» [Un médecin itinérant excise une fillette de deux ans], 26 juin 2008, traduction des auteures. Accès en ligne: http://www.20min.ch/ schweiz/zuerich/story/Wanderarzt-beschneidet-Zweijaehrige-14473591 (dernier accès le 14 avril 2018).

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en Suisse4, pays qui compte 118 différents quotidiens5, tandis que le 19:30 Le Journal est le journal télévisé de la Suisse romande. L’impact de telles

représentations médiatiques touche donc le plus grand nombre des citoyens de ce pays. De plus, pour le public suisse qui n’entreprendra pas d’autres recherches sur cette affaire, ces informations seront les seules qu’il obtiendra sur ce cas d’excision survenu en Suisse. Pourtant, comme le rappellent Gary Potter et Victor Kappeler, « En principe, les représentations médiatiques des crimes sont détachées de leur réalité empirique »6. Cela est vrai dans cette

affaire. Plusieurs commentaires et images utilisés par les médias suisses pour couvrir ce procès sont trompeurs et reproduisent les représentations et discours dominants concernant les « mutilations génitales féminines » (MGF).

En s’intéressant à l’arrêt du tribunal concernant ce procès, on découvre que plusieurs éléments mis en lumière par les médias sont le résultat de méprises, d’exagérations et de dramatisation. Or, ces deux derniers dispositifs rhétoriques sont caractéristiques de la « panique morale ». D’après Stanley Cohen, la « panique morale » se réfère à « une condition, un incident, une personne ou un groupe de personnes [qui] sont brusquement définis comme une menace pour la société, ses valeurs et ses intérêts ; ils sont décrits de façon stylisée et stéréotypée par les médias ; […] »7.

Les médias sont des acteurs-clés de la « panique morale ». En ayant recours au sensationnalisme pour accroître leur lectorat, ils renforcent les stéréotypes racialisés sur les migrants africains, puisque les femmes concernées en Suisse par les pratiques d’excision ont pour la plupart émigré de pays de la Corne de l’Afrique, à savoir l’Érythrée, la Somalie et l’Éthiopie. Les représentations médiatiques dressent un portrait sinistre de ce cas, et par extension, laissent sous-entendre un faible niveau d’intégration des migrants. De plus, ils font circuler des stéréotypes suggérant le caractère « primitif » des Africains par le recours à un type de vocabulaire ou à des images qui semblent dépeindre le côté « arriéré » des sociétés africaines (par exemple l’enfant criant, les rues poussiéreuses, les charrettes conduites par des ânes). Autrement dit, ils redonnent vie à l’imaginaire colonial sur les cultures non occidentales8.

4 Cyril Jost, Inaglobal, «The challenges confronting the Swiss press», 4 fev. 2011. Accès en ligne: https://www.inaglobal.fr/en/press/article/challenges-confronting-swiss-press (dernier accès le 14 avril 2018).

5 Philippe Amez–Droz, Presse régionale de Suisse romande, une diversité en quête d'identité. Genève, Université de Genève, 2007.

6 Gary Potter, Victor Kappeler, «Introduction: Media, crime and hegemony» in Denise Bissler & Joan Conners (eds), The harms of crime media. Essays on the perpetuation of racism, sexism and class stereotypes, McFarland, 2012, p. 5.

7 Stanley Cohen, Folks Devils and Moral Panics, London and New York, Routledge, 2002 [1972], p. 1. 8 Ana Aliverti, «Strangers in our Midst. The Construction of Difference through Cultural Appeals in

Criminal Justice Litigation» in Mary Bosworth, Alpa Parmar, & Yolanda Vázquez (eds), Race, Criminal Justice, and Migration Control: Enforcing the Boundaries of Belonging, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 127–141.

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Pourtant, le procès montre aussi des signes encourageants d’abandon de l’excision par les immigrés. Or, ces éléments positifs sont tus par les médias. Il serait faux de croire que nous assistons à ces représentations exagérées du fait de la nature de tabloïdes des deux quotidiens cités. En effet, comme le prouve le reportage diffusé par le journal télévisé de la Suisse romande, ces clichés sont également colportés par les médias de qualité. Il est évident cependant que les médias, notamment la presse de référence, sont loin de tous adopter ce ton, mais ils ne sont pas les plus lus. Si l’on prend en considération le fait que les tabloïdes gratuits et le journal télévisé touchent le plus grand nombre de personnes, il en ressort que c’est bien leur représentation qui a le plus de chance d’être largement adoptée. Étant les vecteurs privilégiés de la « panique morale », c’est bien ces nouvelles sensationnalistes qui vont faire foi auprès du public suisse.

Le présent article n’a pas pour objet de minimiser la gravité de l’excision ni de remettre en cause la condamnation médiatique d’une telle pratique. En revanche, il vise à analyser de manière critique les représentations médiatiques de l’excision en les confrontant aux faits tels qu’ils sont relatés dans l’arrêt du tribunal concernant cette affaire. Il va de soi qu’on ne saurait généraliser à partir d’un cas spécifique, mais cela peut fournir des éclairages sur des processus sociaux qui valent la peine d’être relevés.

Dans cet article, nous soutenons que l’excision est l’une de ces problématiques qui déclenchent immédiatement une « panique morale ». Celle-ci est créée par le recours à des clichés et à des hypothèses de causalité disséminés dans la couverture médiatique de l’excision. Comme Sara Johnsdotter et Ruth Mestre i Mestre le soulignent dans leur analyse des procès en Europe pour excision, « il existe un décalage entre le discours public et ce que l’on peut déduire de l’analyse des arrêts des tribunaux »9.

Nous allons dans un premier temps nous livrer à l’analyse de l’arrêt du tribunal sur cette affaire pour ensuite examiner quatre représentations médiatiques qui suggèrent une stagnation culturelle dans ces groupes d’immigrés. Puis, sur la base de la littérature scientifique, nous montrerons qu’au contraire, des processus de changement culturel ont lieu aussi sur la question de l’excision. Enfin, nous évaluerons les effets possibles des discordances entre les discours médiatiques et les rapports juridiques sur la problématique plus large de l’intégration des immigrés en Suisse.

L’affaire

En 1996, une fillette somalienne de deux ans est excisée dans l’appartement de ses parents situé dans le canton de Zurich. Née en Suisse, peu après l’arrivée dans le pays de sa mère en tant que requérante d’asile, suivie par son époux quelques mois plus tard, celle-ci est le cinquième enfant

9 Sara Johnsdotter, Ruth Mestre i Mestre «“Female genital mutilation” in Europe: Public discourse versus empirical evidence», International Journal of Law, Crime and Justice, n°51, 2017, doi:10.1016/j.ijlcj. 2017.04.005, p. 21.

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et la seconde de sexe féminin dans cette famille de huit enfants comprenant au total quatre garçons et quatre filles nés en Somalie et en Suisse. La famille a reçu le statut de réfugiés statutaires en 1993 et les deux parents ont trouvé un emploi dans le service de nettoyage d’un hôtel. Le père a été scolarisé pendant douze ans ; la mère, quant à elle, n’a jamais eu accès à une éducation.

En 2008, les parents ont été reconnus coupables de lésions corporelles graves au sens de l’article 122 du Code pénal suisse (ci-après CPS). Selon l’Hôpital pour Enfants de Zurich où la fillette avait été examinée, le capuchon et le gland clitoridiens avaient tous deux été sectionnés. Il s’agissait donc d’une clitoridectomie de type I selon la classification de l’Organisation mondiale de la Santé10. Le tribunal a estimé que ce type

d’excision se situe au milieu de l’échelle des mutilations corporelles possibles. Tout en reconnaissant qu’il en résultait l’ablation d’un organe important qui risque d’affecter la sexualité de la fillette dans le futur, il avançait que cette excision clitoridienne n’affecterait pas les autres aspects de sa vie comme le fait de pouvoir travailler, et que cela ne l’astreindrait ni à garder le lit ni à avoir recours à un fauteuil roulant toute sa vie11.

Les parents ont été condamnés à deux ans de prison avec sursis par le Tribunal cantonal de Zurich pour avoir « encouragé » l’excision au sens de l’article 24 CPS puisqu’ils n’ont pas effectué l’excision eux-mêmes, mais ont payé 250 francs un médecin somalien de passage en Suisse pour le faire. Ce dernier n’a pas été arrêté car, vivant en Somalie et portant un nom très commun, il n’a pu être retrouvé. Le procureur a requis deux ans d’emprison-nement au lieu des cinq initialement prévus en suivant le raisond’emprison-nement suivant : d’une part, il y avait une « erreur sur l’illicéité » (Art. 21 CPS) puisque les parents ignoraient que l’excision était interdite en Suisse, même s’il a été avancé qu’ils auraient pu s’informer au préalable. D’autre part, les regrets exprimés par ces derniers ont été tenus pour sincères et leur confession complète et conforme à la réalité. Bien que passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à dix ans de prison (Art. 122 CPS), le tribunal a déclaré croire à leur repentir. De plus, l’arrêt spécifie que les prévenus ne devaient pas être condamnés à une peine exemplaire, mais que la sanction devait être considérée comme un signal adressé à la population de la nécessité de se conformer à la loi.

Représentation médiatique 1 : la fillette a été « sauvagement mutilée »

L’un des stéréotypes répandus dans les médias à propos de l’excision est que l’intervention est pratiquée « sauvagement ». Il est vrai que dans certaines situations l’excision est pratiquée d’une manière que l’on pourrait

10 Organisation mondiale de la Santé, Lignes directrices de l’OMS sur la prise en charge des complications des mutilations sexuelles féminines, Genève, OMS, 2016.

11 Jugement de la Division pénale de la Cour suprême de Zurich dans l’affaire SE080004 du 26 juin 2008, p. 13.

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qualifier de « brutale », mais pas nécessairement dans toutes. Le cas suisse en est un bon exemple. En effet, l’excision de la fillette a été effectuée sous anesthésie locale et sans complications postopératoires. Le tribunal a statué12 : Compte tenu de la cicatrice minime, on peut supposer que l’excision a été pratiquée de manière professionnelle. Ainsi, il n’y avait aucun danger pour la vie de la personne lésée, bien que des saignements abondants puissent survenir pendant une excision clitoridienne. Cette intervention ne devrait pas avoir de conséquences sur une future grossesse, un accouchement ou sur les voies urinaires ; en revanche, l’absence de sensibilité du clitoris dans l’expérience de la sexualité pourrait l’affecter psychologiquement13.

En raison de l’anesthésie locale, le juge a souligné que la fillette n’avait pas réagi durant l’intervention et qu’elle n’avait pas pleuré. De plus, le juge a reconnu que cela avait empêché tant la douleur que des conséquences physiques ou psychologiques « inutiles », autres que celles résultant du fait d’être excisée14. Pourtant, le 19:30 Le Journal, un média de qualité, avait

montré dans son reportage une fillette hurlant pendant son excision alors qu’en réalité le tribunal avait admis que la fillette n’avait pas eu une telle réaction pendant l’intervention.

En dehors de l’impact émotionnel évident qu’une petite fille criant de douleur peut produire sur un public suisse, il est intéressant de noter que les représentations médiatiques de la médicalisation de l’excision sont presque totalement inexistantes. Nonobstant le fait que la médicalisation de cette intervention soit de plus en plus répandue dans le monde entier15, la seule

représentation qui circule dans les médias est celle de conditions sanitaires déplorables et de lames de rasoir. De plus, il faut reconnaître que, l’intervention ayant eu lieu à domicile, le choix de la table de cuisine pour accomplir l’opération renforce inévitablement la symbolique d’une « boucherie ». En dépit de la médicalisation effective de l’intervention, il est possible d’admettre que la référence à une « table de cuisine » opère comme un vecteur puissant de « panique morale ». Lorsque cette information a été mentionnée en titre, cela a occulté tous les autres éléments indiquant une excision médicalement assistée.

Représentation médiatique 2 : les parents sont assez cruels pour torturer leur propre fille

Un second stéréotype qualifie l’excision de « torture ». Ce faisant, les médias invitent les lecteurs à condamner les parents qui soumettent leur fille à pareil traitement. Comme l’affirme Christine Walley, le nom même de « mutilation génitale féminine » suggère que des parents ont délibérément

12 Toutes les citations suivantes ont été traduites de l’allemand. 13 Ibid., p. 6-7.

14 Ibid., p. 12.

15 UNICEF, Female Genital Mutilation/Cutting: a Statistical Overview and Exploration of the Dynamics of Change, New York, UNICEF, 2013.

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l’intention de causer du tort à leurs enfants, ce qui vient renforcer la présomption qu’ils sont « insensibles ou suffisamment barbares pour “torturer” les leurs »16. En réalité, l’analyse de l’arrêt du tribunal révèle deux

constatations. Premièrement, le tribunal reconnaît que les parents « ont agi avec la conviction que l’excision était dans l’intérêt de la fillette lésée et dans le respect des traditions religieuses, culturelles et sociales »17. De fait, la mère

elle-même excisée a persuadé son époux de la nécessité de perpétuer l’excision afin de « ne pas entraîner la honte sur leur fille », de « la préparer à sa future vie de femme » et de pouvoir un jour « lui trouver un bon mari »18. C’est pourquoi elle a recherché auprès de ses proches le nom d’un médecin somalien qu’elle a par la suite contacté.

Le père, opposé au départ tant à ce projet qu’à l’excision de manière générale, n’a pas aidé dans cette recherche. Particulièrement inquiet de la douleur que sa fille risquerait d’endurer, il a confié ses réticences à sa femme sans pour autant réussir à lui faire changer d’avis. De plus, il a fermement rejeté l’idée de pratiquer l’ablation complète des parties génitales externes de sa fille, c’est-à-dire d’accomplir une infibulation, soit le type d’excision le plus communément répandu dans leur pays d’origine, mais aussi le plus sévère19.

Au final, ils se sont tous deux mis d’accord sur un type plus « minimal » d’excision, à savoir la clitoridectomie.

C’est dans ce contexte que le tribunal a affirmé que :

La position de parents responsables du bien-être de la fillette lésée a donc un effet punitif. Dans la présente affaire, cependant, ceci est contrebalancé par le fait que les prévenus ont agi avec bienveillance dans le cadre de ce qu’ils considéraient comme indispensable. Conscients que l’excision à un degré plus sévère peut être associée à de grandes douleurs et complications, ils ont choisi ce qu’ils estimaient être l’intervention la moins invasive (« “... pas comme cela se fait normalement dans notre pays. Cela a juste un peu saigné. L’excision complète chez nous est une catastrophe et elle [la fillette lésée] a seulement été coupée un petit peu...” [le père] ; […] “Nous ne voulions pas lui faire de mal” [les deux parents]»)20.

Compte tenu de ces circonstances et nonobstant la présence du père lors de l’excision de sa fille, le tribunal a considéré d’une part que la mère portait une plus grande responsabilité que son mari et d’autre part qu’elle était celle qui exprimait le plus de regrets, comme il le rapporte ici :

Le fait que la [mère] était profondément convaincue de la justesse de ses actes est démontré notamment dans son témoignage où elle affirme avoir consulté un médecin de

16 Christine Walley, «Searching for “voices”: Feminism, Anthropology, and the global debate over female genital operations», Cultural anthropology, n°12, 1997/3, 1997, p. 423.

17 Jugement de la Division pénale de la Cour Suprême de Zurich dans l’affaire SE080004 du 26 juin 2008, p. 14.

18 Ibid., p. 13-14.

19 L’infibulation consiste à couper les lèvres (ainsi que le gland clitoridien dans certains cas) qui sont ensuite cousues ensemble de manière à fermer aux trois quarts l’ouverture vaginale.

20 Jugement de la Division pénale de la Cour Suprême de Zurich dans l’affaire SE080004 du 26 juin 2008, p. 16-17.

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sa propre initiative pour se faire recoudre les parties génitales “afin de ressembler aux autres” […]. Lors du procès principal, elle avait déclaré être fière de sa propre excision, mais qu’elle n’en voit plus la valeur aujourd’hui […]. Auparavant, elle pensait que l’excision était une bonne chose. Toutes les femmes en Somalie ont été excisées et une femme non excisée n’a aucune valeur. Ceci à cause de la tradition21.

Deuxièmement, la mère a rapporté que ce n’est que des années après l’excision de sa fille qu’elle comprit que cette procédure n’était ni exigée par sa religion, l’islam, ni qu’elle était universelle. C’est en Suisse qu’elle a découvert que les femmes musulmanes n’étaient pas toutes excisées. Après avoir pris conscience de cela, elle s’est consacrée, depuis la fin des années 1990, à diffuser cette information auprès d’autres femmes somaliennes. Selon ses propres mots :

Je croyais que les femmes étaient excisées dans le monde entier. On croyait que seules les femmes bonnes étaient excisées et qu’elles seules auraient un mari. Cela faisait partie aussi du fait d’être une vraie femme. Chez nous, en Somalie, nous n’aurions pas pu vivre sans excision, nous n’aurions eu aucune valeur… une honte...22.

Ces extraits contredisent ainsi l’hypothèse que les parents avaient l’intention de nuire au bien-être de leur fille. Ils démontrent qu’ils voulaient, au contraire, s’assurer qu’elle devienne ce qu’ils estimaient être une « femme normale » pour lui éviter le risque d’une exclusion sociale. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir de l’excision, on ne peut nier que ces parents étaient animés des meilleures intentions envers leur fille.

Représentation médiatique 3 : la table de cuisine, symbole de « boucherie »

Une troisième représentation médiatique est alimentée par la présomption que l’excision est une « boucherie ». Comme mentionné précédemment, ceci est notamment dû au fait que ce cas d’excision a été réalisé sur la table de cuisine. Or, il est intéressant de noter que le même jour où la fillette se faisait exciser, l’un de ses frères était circoncis dans les mêmes conditions. En effet, comme l’ont démontré plusieurs études23, les groupes ethniques qui pratiquent l’excision accomplissent également la circoncision masculine. Il ne s’agit pas ici de suggérer que ces deux opérations sont similaires, bien que des chercheurs tels que Brian Earp24 soutiennent qu’elles sont analogues

en termes du droit des enfants à leur intégrité physique.Pourtant, le fait que

21 Ibid., p. 15. 22 Ibid.

23 Janice Boddy, «The normal and the aberrant in female genital cutting: Shifting paradigms», HAU: Journal of Ethnographic Theory, n°6, 2016/2, 2016, p. 41-69 ; Sara Johnsdotter, «Projected Cultural Histories of the Cutting of Female Genitalia: A Poor Reflection as in a Mirror», History and Anthropology, n°23, 2012, p. 91–114. doi:10.1080/02757206.2012.649270.

24 Brian Earp, «Female genital mutilation (FGM) and male circumcision: should there be a separate ethical discourse?», Practical Ethics, 2014, p. 1-14.

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l’un des fils ait subi une circoncision sur la « table de la cuisine » comme sa sœur n’a suscité aucune protestation. En réalité, cette information n’est pas apparue dans les médias qui se sont concentrés exclusivement sur le cas prohibé, l’excision de la fillette. Par conséquent, on peut supposer que c’est bien la représentation dominante de l’excision qui a rendu l’image de la table de la cuisine insupportable, alors que ce détail factuel ne semble émouvoir personne dans la sphère publique lorsqu’il s’agit de garçons, précisément du fait que la circoncision est légale en Suisse. Cette divergence d’attitude a d’ailleurs été soulignée par un juge britannique en matière de droit familial dans un arrêt de 2015 : « En matière de droit familial, il existe une distinction très claire entre les MGF et la circoncision », bien que « toutes deux entraînent un préjudice important »25. Son jugement a fait l’objet d’une

attention considérable car il est très rare qu’une autorité légale évoque l’inégalité de genre dans l’attitude de la société à l’égard des modifications génitales chez les enfants26.

Représentation médiatique 4 : le « crime » a été découvert par un médecin suisse

Selon plusieurs médias suisses, ce cas d’excision aurait été découvert par un médecin qui l’a ensuite signalé aux autorités suisses. En réalité, l’arrêt du tribunal mentionne que l’excision a été confirmée par un praticien à la demande des autorités, après que les parents aient eux-mêmes révélé l’excision de leur enfant. Ils en ont parlé ouvertement lors de leurs démarches de naturalisation en 2006, quand ils ont déclaré avoir décidé de renoncer à cette pratique pour leurs deux filles cadettes en signe de leur bonne intégration dans la société suisse. Après cette confession, la municipalité de Zurich27 en a informé les

autorités de protection de l’enfant, lesquelles ont porté plainte une fois l’excision de la fillette confirmée par l’examen médical.

Pourquoi est-il important de relever que l’excision a été « confirmée » et non « découverte » ? Car ce dernier verbe suggère que c’est grâce au médecin que le « crime » a été mis au jour et que sans son diagnostic, le cas demeurerait encore inconnu. Autrement dit, l’excision serait un « crime » caché jusqu’à sa découverte par le corps médical. Un tel discours est fondamental pour dresser le portrait du « déviant » – pour utiliser un terme foucaldien28 – qui a été « démasqué ». Ainsi, il renforce la présomption qu’il

ou elle est encore déviant aujourd’hui, empêtré dans un statut atemporel dans lequel on demeure sa vie durant. En d’autres termes, cela insinue que

25 In the matter of B and G (Children) (2015). Case No: LJ13C00295. [2015] EWFC 3. Royal Courts of Justice, UK, section 73.

26 Sara Johnsdotter, «Girls and Boys as Victims: Asymmetries and dynamics in European public discourses on genital modifications in children» in Michela Fusaschi & Giovanna Cavatorta (Eds), LES MGF/C: From Medicine to Critical Anthropology, Torino, Meti Edizioni, 2018, p. 33-49.

27 En Suisse, la procédure de naturalisation est menée auprès des autorités municipales. 28 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993 [1975].

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les parents de la fillette excisée ne se sont pas intégrés à la société suisse. Or, dans les faits, les parents, assis devant les fonctionnaires suisses lors de leur audition à la naturalisation, ont voulu témoigner de la manière dont ils avaient parfaitement adopté les coutumes suisses et s’étaient conformés au droit suisse en renonçant à cette pratique corporelle sur leurs plus jeunes enfants. En dépit de cette attitude « naïve » qui leur a valu un procès puisque ce cas d’excision n’était pas encore prescrit, le tribunal a reconnu leur parcours d’intégration et le fait que la mère avait milité contre l’excision par la suite. À la lumière de ces éléments, le tribunal a statué que le risque de récidive était nul. Selon les termes de l’un des parents (non précisé lequel dans l’arrêt) :

Ce qui est arrivé à ma fille était une erreur. Nous savons à présent que c’est interdit par la loi et que ce n’est pas religieux. Je suis désolé(e), mais c’est arrivé. Nous ne le faisons pas non plus avec nos deux cadettes29.

De plus, le tribunal a souligné que lorsque le projet d’excision de leur fille était sur le point d’être mis en place, les autorités suisses avaient failli à les décourager. En effet, les parents avaient évoqué leur désir d’exciser leur fille avec l’assistante sociale chargée de leur intégration. Selon les propos du tribunal :

C’est sans doute vrai, puisque les prévenus se trouvaient déjà en Suisse depuis plus de trois ans au moment des faits, qu’on leur ait dit dans le cadre de l’accompagnement aux requérants d’asile que l’excision “ne se faisait pas” ici [...] et le prévenu a exprimé des réserves pendant la phase de décision quant à la “nécessité réelle” de l’excision30.

Il est intéressant de noter que l’assistante sociale a été entendue par le tribunal sans pour autant être inquiétée pour son manque de réaction. L’ampleur des malentendus qui peuvent survenir autour de la définition de « culture » entre les autorités suisses et les immigrés est bien exprimée lorsque le père déclare :

Quand nous sommes arrivés en Suisse, on nous a dit que nous avions le droit de pratiquer notre religion et notre culture. C’est ce que j’ai fait31.

De plus, les parents ont affirmé ignorer que l’excision était également interdite en Somalie. En réalité, le tribunal a admis qu’en dépit de l’interdiction de l’excision en Somalie depuis 1962, il n’est pas clair si celle-ci est considérée comme une lésion corporelle et si elle est poursuivie comme telle. En vertu du fait qu’ils n’ont pas été arrêtés dans leur démarche par une fonctionnaire qui était en mesure de le faire et que les parents ignoraient que l’excision était interdite tant en Suisse que dans leur pays d’origine, le

29 Jugement de la Division pénale de la Cour Suprême de Zurich dans l’affaire SE080004 du 26 juin 2008, p. 21.

30 Ibid., p. 9. 31 Ibid., p. 15.

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tribunal a estimé que l’article sur « l’erreur sur l’illicéité » (Art. 21 CPS) pouvait être appliqué.

Crime et intégration

Dans la section précédente, notre intention n’était pas de prétendre que ce cas d’excision n’est pas problématique, ni même que les parents n’auraient pas dû être poursuivis. En revanche, nous avons voulu attirer l’attention sur les distorsions que les médias produisent, en créant des récits sensationnalistes qui conduisent à la « panique morale ». En d’autres termes, il ne s’agit nullement de minimiser l’action des parents dans une perspective de relativisme culturel qui ferait primer la culture sur les droits humains, mais plutôt de mettre le discours médiatique en perspective.

Pour le public suisse qui n’est pas familier avec l’affaire, la couverture médiatique laisse sous-entendre que les deux parents sont mal intégrés : non seulement parce qu’ils ont accompli une pratique culturelle de leur pays d’origine au lieu d’embrasser les coutumes locales, mais aussi parce que cette pratique est illégale et considérée comme une violation des droits humains. Ainsi, les parents de la fillette excisée et leur groupe ethnique deviennent des « folk devils (diables populaires) »32. Par conséquent, une association est

suggérée entre le « criminel » étranger et son échec à s’intégrer. En effet, la « panique morale » est renforcée par la présomption que cette affaire est la preuve d’un ancrage des immigrés africains dans le « primitivisme ». Autrement dit, les discours publics sur ce que l’on appelle les « mutilations génitales féminines » suggèrent que ces derniers demeurent dans leur identité « arriérée », alors qu’ils vivent pourtant dans une société « moderne » comme la Suisse. C’est comme si, à travers la distinction binaire entre primitivisme et modernité, le concept d’intégration symbolisait un passage linéaire du premier au second ; un processus, selon les représentations médiatiques, que les parents pratiquant l’excision ne suivent pas.

Dans le discours public, l’intégration est synonyme d’assimilation culturelle ou d’acculturation que Robert Redfield, Ralph Linton et Melville Herskovits définissent ainsi « [l’a]cculturation comprend les phénomènes qui se produisent lorsque des groupes d’individus de cultures différentes entrant en contact direct et continu avec l’un ou l’autre groupe ou avec les deux groupes, ce qui entraîne des changements dans leurs modèles culturels d’origine »33. En d’autres termes, l’intégration aurait pour objectif de réduire

la « distance culturelle »34 avec les valeurs et traditions suisses. Suivant cette

logique, plus les migrants sont perçus comme culturellement « différents »

32 Stanley Cohen, op. cit.

33 Robert Redfield, Ralph Linton, et Melville Herskovits, «Memorandum on the study of acculturation», American Anthropologist, n°38, 1936, p. 149.

34 Gianni D’Amato, «Switzerland. A multicultural country without multicultural policies?» in Steven Vertovec & Susanne Wessendorf (eds), The Multiculturalism Backlash: European Discourses, Policies and Practices, London and New York, Routledge, 2010, p. 130-151.

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en raison de leur origine ethnique ou de leur religion, plus ils doivent « apprendre » comment se comporter de manière appropriée à des fins de cohésion sociale et d’ordre national. Comme Sara Farris le fait remarquer à propos des programmes d’intégration civique pour les ressortissants de pays tiers : « Ils incitent les migrants à reconnaître à la fois les droits des femmes comme une valeur centrale de l’Occident et à s’assimiler aux pratiques culturelles occidentales qui sont présentées comme plus avancées en termes de degré de civilisation »35. Les immigrés sont donc représentés, par

définition, comme ayant un « déficit d’intégration » qu’ils doivent surmonter afin de ne pas « tomber hors du “système” »36.

Les sociétés multiculturelles contemporaines n’exigent plus des immigrés de renier leurs origines, leur identité première, mais de connaître les « règles du jeu » du pays d’accueil37, et notamment celles qui prônent la souveraineté

de l’individualisme et du modèle « occidental » d’émancipation féminine. Ainsi, la perpétuation de pratiques décrites comme « arriérées » dans un pays « moderne » est perçue comme un manque d’intégration, un manque de respect ou même une méprise de ces règles du jeu.

Pourtant, l’hypothèse selon laquelle le « déviant » n’a pas compris les règles du jeu ne peut être affirmée que si l’on ne tient pas compte de la temporalité. L’affaire décrite dans cet article démontre un changement des parents entre l’application stricto sensu de « leur » culture dans les premières années d’immigration et l’abandon par la suite de certains aspects de leur culture en raison de leur acculturation dans la société suisse. En effet, ce cas d’excision a été pratiqué alors qu’ils étaient des réfugiés nouvellement arrivés et a été découvert par les autorités lors de leur demande de naturalisation. Entre ces deux événements, presque douze ans se sont écoulés. Durant ce laps de temps, les parents avaient décidé de renoncer à l’excision et ne l’ont pas fait subir à leurs cadettes, la mère ayant même milité contre cette pratique lors de rencontres de la communauté somalienne. Cette temporalité, nous l’avons déjà indiqué, a joué un rôle essentiel dans l’appréciation de cette affaire par le tribunal qui a reconnu l’évolution de l’attitude des parents envers l’excision.

Il en résulte que l’évaluation du tribunal a largement contrasté avec les discours médiatiques qui s’étaient seulement intéressés à ce qui avait été fait plus d’une décennie auparavant – comme si cela s’était passé la veille. Le processus d’intégration des deux parents a été totalement occulté par les médias qui ont préféré privilégier des images de fillettes criant et des rues

35 Sara Farris, In the Name of Women’s Rights: The Rise of Femonationalism, Durham and London, Duke University Press, 2017.

36 Hans-Rudolf Wicker, «Die neue schweizerische Integrationspolitik» in Esteban Piñeiro, Isabelle Bopp, Georg Kreis (eds), Fördern und Fordern im Fokus. Leerstellen des schweizerischen Integrationsdiskurses, Zurich, Seismo, 2009, p. 26, traduction, mise en relief d’origine.

37 Sandro Cattacin et Milena Chimienti, « Intégration et différence – une perspective historique et une focalisation sur l’urbain » in Janine Dahinden & Alexander Bischoff (eds), Dolmetschen, Vermitteln, Schlichten - Integration der Diversität?, Zurich, Seismo, 2010, p. 41.

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bondées de villes africaines. Les représentations médiatiques ont donc engendré un décalage tant spatial que temporel.

De plus, une telle dissonance dans la temporalité est problématique car elle est fallacieuse. Les parents ont fait effectuer l’excision de leur fille en 1996. Ils étaient arrivés respectivement en 1992 et 1993, c’est-à-dire aux prémices de l’immigration somalienne en Suisse. Dans les années 1990, la communauté somalienne était peu nombreuse38 et les efforts de prévention

contre l’excision en Suisse étaient rares. Le manque de réactivité de l’assistante sociale vis-à-vis du projet des parents d’exciser leur fille est un exemple éloquent. Par conséquent, un discours qui occulte l’aspect temporel conduit à tort à penser que ce cas d’excision pourrait se produire aujourd’hui, alors qu’il existe à présent un engagement politique fort visant à éradiquer cette pratique et que des mesures de prévention sont mises en place dans tout le pays. En outre, ce cas est le seul connu à ce jour qui se soit produit sur le sol helvétique. Or, le manque de contextualisation de cette affaire risque d’entraîner une « panique morale » que non seulement l’excision ait été pratiquée en Suisse, mais qu’elle puisse encore présenter un risque de se perpétuer aujourd’hui.

Évidemment, nous ne prétendons pas qu’aucun cas d’excision ne peut être ou ne sera jamais pratiqué en Suisse de nos jours, mais de nombreuses études montrent un changement d’attitude s’opérant de manière générale après l’immigration39. Sonja Vogt et ses collègues40 ont, par exemple,

démontré que le taux d’opinions défavorables à l’excision est relativement plus élevé parmi les immigrés soudanais en Suisse que parmi leurs compatriotes restés au pays. De même, Sara Johnsdotter et Birgitta Essén41

ont remarqué que le taux d’opinions défavorables envers l’excision chez les immigrés somaliens en Suède croît avec le nombre d’années d’immigration. En d’autres termes, plus les immigrés vivent longtemps dans un pays où la majorité de la population ne pratique pas l’excision, plus la probabilité qu’ils renoncent à cette pratique est élevée.

Conclusion

Nous avons eu envie d’écrire cet article car nous ne pouvions pas concilier les événements tels que décrits dans l’arrêt du tribunal à propos de

38 En 1990, il y avait 146 Somaliens natifs en Suisse alors qu’en 2010 on en comptait 5864 (Office fédéral de la Statistique 2015).

39 Voir Patrizia Farina & Livia Ortensi, «The mother to daughter transmission of female genital cutting in emigration as evidenced by Italian survey data», Genus, n°70, 2014/2-3, 2014, p. 111–137 ; Sara Johnsdotter & Birgitta Essén, «Cultural change after migration: Circumcision of girls in Western migrant communities», Best Practice and Research Clinical Obstetrics and Gynaecology, n°32(Supplement C), 2016, p. 15-25. doi:10.1016/j.bpobgyn.2015.10.012 ; Sonja Vogt, Charles Efferson, Ernst Fehr, «The risk of female genital cutting in Europe: Comparing immigrant attitudes toward uncut girls with attitudes in a practicing country», SSM-Population Health, n°3, 2017, p. 283-293.

40 Sonja Vogt, Charles Efferson, Ernst Fehr, op. cit. 41 Sara Johnsdotter & Birgitta Essén, op. cit.

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cette affaire avec ce que nous en avions lu dans les médias. La problé-matisation des représentations médiatiques de l’excision comme étant une « torture » commise par des parents « cruels » à l’égard de leurs filles en raison de leur « culture primitive » n’implique pas pour autant une remise en question des efforts pour éliminer cette pratique corporelle. Cet article avait pour but de montrer le décalage entre ce que peuvent nous apprendre des documents juridiques sur une affaire par rapport aux récits relatés par les médias dans le but de déconstruire la « panique morale » créée par des nouvelles sensationnalistes sur l’excision. Quatre constatations ont été établies.

Premièrement, alors que les médias ont présenté ce cas d’excision comme s’il avait été « découvert » par un médecin, un examen approfondi de cette affaire nous révélait une tout autre histoire, à savoir que l’examen médical avait été consécutif à la confession faite par les parents aux autorités suisses qu’ils avaient abandonné cette pratique en raison de leur intégration dans la société suisse. Cette distinction est importante puisque la seconde version (la vraie) montre un changement clair dans l’attitude des parents qui est totalement occultée dans la version diffusée par les médias.

Deuxièmement, il est intéressant de noter que l’intervention a été réalisée dans les années 1990 et non pas à l’heure actuelle. Or, dans les années 1990, l’immigration somalienne en Suisse en était à ses débuts, les mesures de prévention contre l’excision étaient rares et il était fréquent que les autorités fassent preuve d’une attitude reflétant un relativisme culturel. De fait, comme mis en évidence dans l’arrêt du tribunal, les parents ont accompli l’excision après s’être ouverts de ce projet avec leur assistante sociale qui n’a pas essayé de les en dissuader ni de les informer de l’illégalité d’une telle opération en Suisse. De nos jours, un tel manque de réaction de la part des fonctionnaires serait peu vraisemblable dans la mesure où l’excision est devenue une infraction pénale poursuivie d’office. En 2005, la problématique a été soulevée au parlement suisse et en 2012 une norme pénale spécifique contre les « mutilations génitales féminines » a été introduite (Art. 124 CPS).

Troisièmement, les médias induisent le public suisse en erreur en leur montrant des images d’excisions telles qu’elles peuvent être réalisées dans certaines sociétés africaines, mais qui ne reflètent pas les événements tels qu’ils se sont déroulés dans les faits. En effet, le cas examiné révèle un schéma classique d’un contexte de migration. C’est-à-dire l’adoption d’un type « moins » invasif d’excision que celui habituellement pratiqué dans le pays d’origine (en l’occurrence la clitoridectomie au lieu de l’infibulation) pour conserver d’une certaine manière un lien « symbolique » avec le pays d’origine tout en rejetant le type plus « traditionnel », puis la prise de conscience que toutes les femmes dans le monde ne sont pas excisées et enfin l’abandon de cette pratique.

Quatrièmement, les médias ont utilisé des images (enfant en larmes) ou des sons (hurlements d’une fillette) qui augmentent l’impact émotionnel sur le public suisse, alors qu’en réalité la fillette excisée à Zurich n’a ni pleuré ni crié. De plus, l’arrêt du tribunal souligne que l’intervention a été réalisée

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par un médecin sous anesthésie locale pour empêcher la douleur durant l’intervention.

Pourtant, en présentant cette affaire de manière sensationnaliste, les médias (re)produisent le discours public dominant qui renforce les stéréotypes raciaux et favorise le programme politique des partis populistes xénophobes, en donnant l’opportunité aux acteurs politiques de droite radicale d’instru-mentaliser cette affaire pour en faire un exemple qui corrobore leurs affirmations selon lesquelles les immigrés sont mal intégrés, car encore ancrés dans leur « culture ». Comme l’écrivent Gary Potter et Victor Kappeler, « le résultat final de ces représentations médiatiques est un renforcement des stéréotypes ethniques, de genre et de classe, empilés les uns sur les autres dans des images et des mots courts, spectaculaires et dérangeants. Plutôt que de comprendre le crime ou la justice pénale, le public réagit avec la même émotion qui a animé les représentations médiatiques »42.

En passant sous silence le changement d’attitude des parents, la couverture médiatique du procès a eu pour conséquence de susciter la crainte de l’excision perçue comme une menace actuelle en dépit du fait que ce cas ait été le premier et le seul connu à ce jour d’une excision pratiquée sur le territoire national. En outre, des études montrent qu’il est possible de supposer que cette absence de cas est un signe d’abandon de la pratique, en raison de changements d’attitude post-migratoires, et non d’activités illégales continuant à être perpétrées à l’insu des autorités. Comme Sara Johnsdotter et Ruth Mestre i Mestre l’affirment, « les procès existants ne doivent pas être perçus comme ‘la pointe de l’iceberg’, mais comme la preuve que la migration – et peut-être l’absence de pression sociale des communautés d’origine – conduit à un abandon généralisé de cette pratique et à de nouvelles stratégies parentales »43.

Au final, notre étude montre la pertinence d’examiner l’arrêt du tribunal sur ce cas d’excision. Il donne la parole aux prévenus et décrit précisément les raisons et le contexte dans lequel s’est déroulée cette intervention, tout comme il prend en considération le parcours des parents à travers leur intégration dans la société d’accueil. En d’autres termes, l’affaire que nous avons analysée vient renforcer l’affirmation selon laquelle l’intégration est un processus qui, indéniablement, s’accompagne d’une dimension temporelle. Elle témoigne qu’il est possible d’être condamné pour un cas d’excision commis douze ans plus tôt et d’être malgré tout bien intégré dans la société d’accueil.

Nous nous permettons d’insister sur le fait que cet article n’a pas été écrit pour excuser l’excision. Il s’agit plutôt de reconnaître ici le fait qu’il vaille la peine de prendre en compte l’histoire personnelle globale des prévenus pour mettre en lumière les nuances qui sont occultées ou mal interprétées dans le discours public. Ce faisant, nous visons à remettre en

42 Gary Potter & Victor Kappeler, op. cit., p. 9.

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question les discours sur l’excision qui aboutissent à un racisme culturel et à la stigmatisation de groupes ethniques minoritaires. De plus, alors que la littérature scientifique abonde en exemples de groupes ethniques minoritaires ou racialisés qui sont discriminés dans le système judiciaire euroaméricain44,

il convient de souligner que le tribunal suisse n’a dans cette affaire pas cédé à l’appel des stéréotypes qui accompagnent d’habitude les débats sur l’excision, mais qu’il a examiné le cas avec rigueur, perspicacité et empathie.

En conclusion, les leçons tirées de l’examen de ce cas demeurent encore d’actualité, bien que ce procès se soit tenu il y a plus de dix ans. En effet, les représentations médiatiques contemporaines continuent de reproduire les mêmes clichés et stéréotypes qui sont contre-productifs tant pour les campagnes de prévention contre l’excision que pour une cohabitation harmonieuse entre immigrés et population autochtone45. Au lieu de rappeler

au public suisse que depuis vingt-trois ans il n’y a eu aucun cas connu d’excision pratiquée dans le pays et qu’un changement dans les attitudes semble s’être produit, les médias mobilisent un ton alarmiste qui suggère non seulement que les migrants africains résistent aux mesures de prévention, mais qu’ils sont de plus incapables de s’intégrer46.

44 Voir par exemple Gary Potter & Victor Kappeler, op. cit.

45 Voir par exemple le reportage de Temps Présent, « Excision, une horreur sans frontières » diffusé le 9 novembre 2017 sur RTS1, la chaine officielle Suisse romande. Disponible en ligne: https://pages.rts.ch/ emissions/temps-present/suisse/8950271-excision-une-horreur-sans-frontieres.html#8950273 (dernier accès le 19 avril 2018).

46 L’analyse juridique présentée dans cet article s’appuie sur une étude mandatée par la Direction générale de la Justice de la Commission européenne.

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