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La Maison Tellier Maîtrise Examensarbete

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Academic year: 2021

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Examensarbete

Maîtrise

La Maison Tellier

Une Analyse psychanalytique féministe

La Maison Tellier : a psychanalytic feminist analysis

Författare : Roberta Smith Handledare : André Leblanc Examinator : Mattias Aronsson

Ämne/huvudområde : Littérature Française Kurskod : FR3022

Poäng : 15 hp

Ventilerings-/examinationsdatum : 2020-08-27

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Résumé :

L’objectif de ce mémoire est une analyse du conte de Maupassant, La Maison Tellier, basée sur les principes de la critique littéraire féministe psychanalytique. Après avoir revisité l'histoire de la critique littéraire féministe et les différents courants philosophiques et politiques qui ont in- fluencé la pensée féministe en général et, en particulier, la critique littéraire, nous avons défini notre approche critique qui est basée sur la théorie psychanalytique lacanienne du développement du sujet et sa révision féministe réalisée par Luce Irigaray. Plus précisément, nous avons montré comment dans le conte, les femmes sont soumises à la double domination du regard masculin du narrateur et d’un discours phallogocentrique omniprésent. Nous avons soutenu que ce discours phallocentrique hégémonique limite les femmes au rôle de spécula (selon la définition d’Iriga- ray) pour l’assertivité de la subjectivité masculine. Ainsi, nous avons conclu, le véritable prota- goniste du conte n'est pas le groupe de femmes de la Maison Tellier mais l’ego masculin qu'elles sont contraintes à refléter passivement. Nous avons également réfléchi sur la fonction particu- lière assignée au personnage de Mme Tellier et à l’importance de sa position liminale entre les rôles masculins et féminins.

Abstract :

The present memoire is an analysis of Maupassant’s short story La Maison Tellier based on psy- choanalytic feminist literary criticism principles. After revisiting the history of feminist literary criticism and the different philosophical and political undercurrents that have influenced feminist thought in general and, in particular, literary criticism, we have defined our critical textual ap- proach which is based on Lacanian psychoanalytic theory of subject development and its feminist reworking by Luce Irigaray. More specifically, we have demonstrated how in the short story women are subject to the double dominance of the narrator’s male gaze and of the pervasive phal- logocentric discourse. This hegemonic phallic discourse, we have argued, confines women to the role of specula (in Irigaray’s definition) for the affirmation of man’s subjectivity. Thus, we have concluded, the real protoganist of the short story is not the group of women from the Maison Tellier but the male ego that they are made to passively reflect. We have also reflected on the special role of the character of Mme Tellier and on the significance of her liminal position between men’s and women’s roles.

Mots-clés :

Maupassant, féminisme, critique psychanalytique féministe, psychanalyse, critique littéraire fé- ministe, subjectivité des femmes, répression des femmes, réalisme, phallogocentrisme, hégémo- nie patriarcale.

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1 - Introduction 2

2 - Méthode 4

2.1 - L’absence d’une critique littéraire féministe 4 2.1.1 - Evolution historique de la critique littéraire féministe 5

2.2 - Critique psychanalytique féministe 10

2.3 - Méthode Psychanalytique 11

3 - Analyse de l’œuvre 17

3.1 - Ouverture avec parricide 18

3.2 - Virville : Fugue ? 22

3.3 - In finis : Apothéose de la virilité retrouvée 25

Conclusion 27

Bibliographie 31

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1 - Introduction

L’étude de l’œuvre de Maupassant porte généralement sur deux aspects particuliers de sa produc- tion littéraire. D'une part, la production littéraire maupassantienne est largement appréciée comme le portrait réaliste, ponctué d’ironie, des petits vices, des passions et de l’ineptie d'individus par ailleurs anodins des classes urbaines et paysannes de la société française du XIXe siècle. D’autre part, les œuvres de la dernière période de l’auteur (celle de la maladie) ont intéressé la critique et captivé les lecteurs avec leurs images écœurantes d’un esprit tourmenté et hanté littéralement à mort par ‘l’autre’ effrayant du Horla. Cette tendance à analyser l’œuvre de Maupassant en se con- centrant sur l’individualité des caractères qui la peuplent et sur l’image aliénée de ‘l’autre’ a laissé en arrière-plan une partie de son œuvre que nous considérons tout aussi importante : son portrait, sur le mode réaliste, de l’identité féminine dans le contexte patriarco-bourgeois. Le conte que nous allons analyser, La Maison Tellier, est ouvert à différentes interprétations et méthodes analytiques.

Pour cette analyse nous proposons d’employer la critique psychanalytique féministe car il s’agit d’une méthode qui permet une analyse plus approfondie, au niveau subconscient, des forces hégé- moniques patriarcales influant sur le conte, autrement dit : nous pensons que, si les études de genre et la sociocritique peuvent élucider le lecteur sur les symptômes d’un discours phallocentrique hégémonique, la critique psychanalytique vise à en dévoiler les causes subconscientes dont la nor- malisation a instauré une sémantique phallogocentrique qui a inspiré toute définition de la subjec- tivité féminine.

Dans son étude sur l’esthétique et le féminin la critique féministe américaine Naomi Schor (1985) a remarqué : « realism is that paradoxical moment in Western literature when representa- tion can neither accommodate the Otherness of Woman nor exist without it » (idem, p. xi). Il s’agit d’une observation doublement pertinente : d’une part elle résume la prise de position défavorable d’une grande partie de la critique féministe au sujet de l’esprit patriarco-réactionnaire du réalisme, de l’autre elle corrobore la valeur des théories psychanalytiques traditionnelles comme base pour l’interprétation des textes réalistes. En tant que mouvement littéraire, le réalisme a dépeint la so- ciété contemporaine en des termes parfois exaltés mais, le plus souvent, il a dévoilé un tableau cynique de son sujet préféré, à savoir la bourgeoisie de la seconde moitié du dix-neuvième siècle.

Par contre, la nature même du procès mimétique réaliste, avec son culte de l’objectivité, a contri- bué à renforcer l’archivage du corpus de la littérature réaliste comme mercenaire à la solde de la

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société patriarco-bourgeoise ou, selon les marxistes, de l’état-nation supportant le système capita- liste1. Mais si une partie de la critique (principalement les féministes alignées avec la pensée post- structuraliste)2 a maintenu cette position belligérante vis-à-vis du réalisme, une autre partie a abordé la mimesis réaliste comme potentielle force déstabilisatrice du monde qu’elle représente3 puisqu’elle démasque les mécanismes plus ou moins occultes du paradigme phallocentrique et sa notion objectivante de la femme comme image spéculaire des désirs masculins ou ‘autre’.

C'est bien cette image de la femme comme miroir au service de l’ego masculin4, comme

‘autre’ qui constitue le sujet de prédilection de la critique psychanalytique féministe basée sur la théorie de Freud et sur sa reformulation par Lacan. Cette rencontre inusuelle entre la psychanalyse traditionnelle et le féminisme a produit une critique littéraire vibrante et copieuse qui a recherché dans les textes les traces d’influences oedipiennes et pre-oedipiennes dans le but d’identifier, dans le premier cas, les caractéristiques essentielles de la société patriarcale et leur influence sur la structure psychique individuelle5 et, dans le deuxième cas, la source de l’écriture féminine6.

Notre analyse du conte maupassantien La Maison Tellier s’inscrivant dans le cadre de la critique psychanalytique féministe vise à détecter le discours phallocratique dans l’inconscient de l’œuvre, dans ses silences. Notre point de départ sera le complexe œdipien tel que formulé par Freud (après tout, n'est-ce pas Freud qui a dit que ceci est à la base de toute littérature ?) et sa reformulation logocentrique élaborée par Lacan. Nous développerons donc notre analyse sur les questions suivantes : dans quelle mesure le conte reflète-t-il le phallocentrisme dominant tout dis- cours sur la femme ? Quel est le rôle de Mme Tellier dans le stratagème du désir phallocentrique ? Sur la base de ces prémisses, nous soutiendrons, suivant les théories de Lacan, que les femmes

1 « Theoretical inquiry has had a tendency to lump together all realist practices, as if geocultural and historical varia- tions were immaterial in this form of representation, participating, as has been argued by the Marxist lineage position- ing realism, above all others in the consolidation of the bourgeois nation-state » (Cohen et Prendergast, 1995, p. x).

2« […] there was— and continues to be— the moment of feminism, often in harness with critical themes from post- structuralism, and notably in a particularly active deployment of issues and categories from psychoanalysis, the basic drift of which has been to align the representational strategies of realism with the production and reproduction of the ideological terms of patriarchy » (Prendergast, 2000, p. 121).

3 Cohen et Prendergast (1995, p. 121).

4 Virginia Woolf dans A Room of One’s Own (1929) la décrit de manière suivante : « Women have served all these centuries as looking-glasses possessing the magic and delicious power of reflecting the figure of man at twice its natural size » (p. 35).

5 « Freud is valuable to feminism precisely because of his power to elucidate the unconscious underpinnings of patri- archy. Everywhere in our society, in our legal, economic and sexual arrangements, we see the effects of the Oedipus complex and its corollary, the castration complex, writ large » (Garner et al., 1985, p. 16).

6 Pour une étude approfondie de la phase préœdipienne (donc à partir de la figure maternelle) comme source d'écriture féminine voir Jane Gallop, (1987). “Reading the Mother Tongue : Psychoanalytic feminist criticism”.

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représentées dans l'histoire sont de simples réflexions de l'ego masculin, elles sont des non-femmes ou femmes, c’est-à-dire un simple spéculum pour le désir solipsiste masculin de surmonter sa peur de castration et imposer le phallus comme signifiant hégémonique. Nous soutiendrons également que le personnage de Mme Tellier s'écarte de cette dialectique de la subjectivité féminine comme réflexion du désir phallocentrique et nous verrons comment sa figure, en rompant avec le para- digme freudo-lacanien, le reformule en restant pourtant à l’intérieur de ses étroites lignes de dé- marcation.

Nous débutons notre mémoire avec un examen des causes qui ont retardé -et, parfois, em- pêché- l’évolution d’une critique littéraire féministe. Après une révision de l'histoire de la critique littéraire féministe et des différents courants philosophiques et politiques qui ont influencé la pen- sée féministe en général et, en particulier, la critique littéraire, nous passons à la définition de notre approche critique qui est basée sur la théorie psychanalytique lacanienne du développement du sujet et sur sa révision féministe réalisée par Luce Irigaray. Ensuite nous présentons la littérature sur laquelle notre étude est basée. Nous passons donc à l’analyse du conte et aux conclusions.

2 - Méthode

2.1 - L’absence d’une critique littéraire féministe

Toute tentative d'application de la critique littéraire féministe à un texte littéraire laissera le critique condamné à un état de perplexité face à la complexité d'une définition d'un système, voire d'une perspective générale, qui définit un canon esthétique basé sur la théorie féministe. En fait, contrai- rement à d'autres critiques littéraires, la critique féministe a toujours pâti de l’absence d'une théorie substantielle, univoque et bien définie. Pour résoudre l'énigme d'un tel manque de théorisation effective, il faut garder à l'esprit que la théorie littéraire féministe (et, par conséquent, la critique littéraire) a été depuis son incipit très politisée et que ce courant politique sous-jacent, avec sa direction en constante évolution, a miné la possibilité de délimiter une théorie explicite7. Cette prédominance du discours politique dans la théorie critique féministe a été soulignée par Toril Moi dans sa magistrale étude Sexual / Textual Politics (Moi, 1985) : « the principal objective of femi- nist criticism has always been political : it seeks to expose, not perpetuate, patriarchal practices »

7Dans ce contexte, nous utilisons le terme ‘politique’ dans son sens le plus large, pour inclure non seulement la poli- tique strictu sensu, mais également les discours politiques sur la race, le sexe, l'orientation sexuelle et l'écologie.

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(idem, p. xvi). Par contre, comme souligné par Moi, si la critique littéraire féministe est influencée par la politique, elle joue aussi un rôle majeur dans le développement de celle-ci :

Much like any other radical critic, the feminist critic can be seen as the product of a struggle mainly concerned with social and political change ; her specific role within it becomes an attempt to extend such general polit- ical action to the cultural domain. This cultural/political battle […] must work to realize its objective both through institutional changes and through the medium of literary criticism. (ibid., p. 23)

Cette interdépendance entre critique littéraire et discours politique est un point clé pour com- prendre l'évolution (ou l’absence) d’une théorie de la critique littéraire féministe8. Il est donc né- cessaire d'examiner le progrès et le rôle des différentes tendances au sein du mouvement féministe afin d’y encadrer le développement de la critique littéraire.

2.1.1 - Evolution historique de la critique littéraire féministe

L'histoire de la théorie littéraire féministe est généralement divisée en trois phases. Dans une pre- mière phase, au cours des années 60-70, la critique féministe était concentrée essentiellement sur la dénonciation des stéréotypes sexuels des femmes perpétrés par la critique littéraire et la littéra- ture traditionnelle, les deux basées sur le modèle patriarcal. Selon les critiques féministes de cette première période, les images de femmes représentées dans la littérature ont largement contribué à l'assujettissement des femmes en servant de modèles négatifs (du point de vue féministe). Afin de dépister et incriminer le discours patriarcal dans la littérature (écrite à la fois par les hommes et les femmes), les critiques féministes de cette période étaient divisées en deux camps : celles qui ap- prouvaient l'utilisation de différentes théories critiques déjà établies et celles qui rejetaient, tout court, toute théorisation. Dans la première faction se regroupaient des féministes comme Annis Pratt qui admettait l'usage de théories établies sous condition de les subordonner au discours et aux desseins féministes et parlait, sur ce point, de ‘feminist criticisms’9 , c’est-à-dire de l’applicabilité, en principe, de différentes approches critiques (marxiste, psychanalytique, déconstructiviste, etc.)

8 Sally Minogue donne un cadre plus approfondi de la relation étroite entre le féminisme et la politique : « Feminism […] is an intensely personal form of politics, learnt partly through lived experience and issuing in action which in- habits every part of a feminist's life ; one of its earliest precepts, 'the personal is the political', was the inspiration for many other movements ». (Minogue, S. (Ed.), 2012, p. 1)

9« Selon Pratt, la question féministe admettrait divers types de critiques (elle parle de « critiques féministes ») dans lesquelles l'usage de méthodes déjà établies (marxistes, structuralistes, etc.) serait subordonné à une telle question » (Mora, 1982, p. 3, traduit par nos soins)

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aux textes. Sur l'autre terrain se trouvaient les soi-disant résistantes, les ‘insoumises de la théorie’, notamment les filles putatives de Virginia Woolf qui, inspirées par A Room of One’s Own [1929]

s’étaient éloignées des différents courants de la critique orthodoxe comme une forme de rejet total du discours patriarcal qui dominait le monde universitaire10. Parmi ces ‘femmes insoumises’ au

« sterile narcissism of male scholarship » (idem, p. 181) figuraient d'éminentes érudites et écri- vaines comme Marguerite Duras, Adrienne Rich et Mary Daly11. Cependant, après un certain temps, il devenait clair que cette persistante mise en évidence de stéréotypes négatifs avait un effet involontaire : comme souligné par Moi (1985)12, le défilé monotone de personnages féminins pas- sifs et dépendants, associé à la tendance à ‘normaliser’ la victimisation des femmes en littérature, avait eu comme effet de produire une perte de ‘force inspiratrice’. En bref : « the woman-as-victim approach not only failed to elevate the image of women but degraded it » (Shaw, 1988, p. 497).

La réaction à cet aboutissement perçu comme un échec de toute politique féministe a été de prendre un chemin inverse, notamment de trouver des représentations plus acceptables (selon les critères féministes) et plus positives de femmes dans la littérature. Cette deuxième étape de la critique littéraire féministe (toujours développée dans les années 70) au lieu de mettre l'accent sur le négatif recherchait donc en littérature des images de femmes fortes et libérées, dans l'espoir qu'elles ser- vent de modèles pour les lectrices et écrivaines en même temps13. Comme signalé par Moi (Moi,1985, p. 47), la limite de cette deuxième vague de critique se trouvait dans son attention au dévoilement de personnages féminins forts, couplée à une exigence d'authenticité (lire réalisme) qui dépassait toutes les autres exigences. Fondamentalement, les critiques (positives) des ‘Images of Women’ ont fini par dégrader toute littérature qui manquait ‘d'authenticité et d'expérience ré- elle’ tandis que, tout en appliquant une approche réductionniste, « fiction was read in order to compare the empirical sociological facts in the literary work […] to the corresponding empirical

10 «The openess of feminist criticism appealed particularly to Americans who perceived the structuralist, post-struc- turalist, and deconstructionist debates of the 1970s as arid and falsely objective, the epitome of a pernicious masculine discourse from which many feminists wished to escape. Recalling in A Room of One’s Own how she had been pro- hibited from entering the University library, the symbolic sanctuary of the male logos, Virginia Woolf wisely observed that while it is ‘unpleasant to be locked out…it is worse, perhaps, to be locked in’ » (Showalter, 1981, p. 180).

11 « Thus for some, feminist criticism was an act of resistance to theory, a confrontation with existing canons and judgements, what Josephine Donovan calls ‘a mode of negation within a fundamental dialectic’. As Judith Fetterley declared in her book, The Resisting Reader, feminist criticism has been characterized by a ‘resistance to codification and a refusal to have its parameters prematurely set’ » (idem, p. 181).

12See Moi : 1985, p. 50.

13 Comme expliqué par Cheri Register : « A literary work should provide role-models, instill a positive sense of feminine identity by portraing Women who are ‘self-actualizing, whose identities are not dependent on men’ » (cité dans Moi, 1985, p. 49).

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data in the ‘real’ world during the author’s lifetime » (Moi,1985, p. 48). Ce réductionnisme, selon Moi, aurait poussé la critique féministe vers une forme d'anti-intellectualisme peu attentif aux qua- lités esthétiques du texte et marqué par une naïveté excessive à propos de la relation entre l'auteur et le texte, la littérature et la réalité14.

Alors que les deux premières phases de la critique littéraire féministe se sont concentrées sur l'image des femmes telles qu'elles sont décrites dans la littérature (d'abord sur la femme sou- mise et, ensuite, sur des modèles féministes positifs), la troisième phase a marqué un changement substantiel en passant de l’étude de l'écriture sur les femmes à l'écriture par les femmes et sur la définition, à la fois, de femme et de féminin15. Elaine Showalter a nommé cette phase ‘gynocri- tique’, terme soulignant le passage de la critique féministe du pôle androcentrique au pôle gyno- centrique et sa focalisation sur l'étude de la psychodynamique de la créativité féminine. Selon les mots de Showalter, à ce point de l’histoire de la critique féministe « women’s writing asserted itself as the central project of feminist literary study » (Showalter, 1981, p. 185). La branche la plus célèbre de cette nouvelle vague de théorie littéraire féministe est sans doute celle appelée

‘écriture féminine’, branche qui part du féminisme français et dont les principales représentantes et théoriciennes sont Hélène Cixous, Luce Irigaray, Julia Kristeva et Marguerite Duras16.

Comme nous l'avons constaté dans cette brève introduction, la critique féministe a suivi des voies différentes et, parfois, opposées. Il y a pourtant au moins deux points qui unifient ces positions divergentes : d’abord l’opposition au phallocentrisme qui aurait marqué toute la philo- sophie occidentale, ensuite l’ouverture aux constantes influences politiques provenant de diffé- rents groupes sociaux, comme mentionné plus tôt. Le premier point concerne la récusation de la

14 Sur ce point voir aussi le commentaire critique de Shaw : « By dismissing literary fantasy and symbolism, its critics had betrayed a preference for literature considered not aesthetically but as a source of historical information about the condition of women. In practice, taking such an approach implied an expectation that books would depict women as an oppressed group […] the result of such scrutinizing of the characters of fiction […] whether in the form of a hunt for stereotypes or a demand for ideal behavior, is, ironically enough, to make prominent the subject of women’s inferiority instead of their equality […] current discussion of feminist criticism tends to attribute the failures of the first two stages to a lack of literary-critical sophistication. The early critics failed in simplemindedly favoring realism over fantasy and symbolism, or they confused the author with her fiction, or they employed crude, point-awarding assessments of fictional characters » (Shaw 1988, p. 497-498).

15 « To see women’s writing as our primary subject forces us to make the leap to a new conceptual vantage point and to redefine the nature of the theoretical problem before us. It is no longer the ideological dilemma of reconciling revisionary pluralisms but the essential question of difference. How can we constitute women as a distinct literary group ? What is the difference of women’s writing ? » (Showalter, 1981, 185).

16 Les commentaires de Showalter sur l’’écriture féminine’ sont quelque peu critiques ou, du moins, sceptiques : « The concept of ‘écriture féminine’ , the inscription of the female body and female difference in language and text, is a significant theoretical formulation in French feminist criticism, although it describes a utopian possibility rather than a literary practice » (idem, p. 185).

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dichotomie techne/phusis (τέχνη/φύσις) intégrée, depuis la formulation d’Aristote, dans la philo- sophie occidentale et responsable (à la fois sur le plan philosophique et littéraire) de la création de l’ordre phallocentrique. Sur ce point, l'étude la plus approfondie est celle de Carol Bigwood qui, dans son Earth Muse : Feminism, Nature, and Art (1993), soutient que la primauté aristotélicienne de la techne masculine (art / culture) sur la phusis féminine (nature) a donné une base solide à une persistante légitimation philosophique de la suprématie du masculin sur le féminin et, en même temps, a contribué à l’exile du féminin en métaphysique1718.

Les influences politiques sur la théorie et critique littéraires féministes sont issues de deux différentes exigences du mouvement féministe : d’une part de la nécessité de mettre en place un front compact dans la guerre contre le patriarcat, d’autre part des besoins de représentation reven- diqués par différents groupes ethniques et sociaux au sein du même mouvement. Selon Peter Shaw (1988), le loyalisme de la critique littéraire aux politiques du mouvement féministe a d’abord été responsable de la création des deux phases des ‘images of women criticism’ et, ensuite (à la lu- mière de leur échec) de la naissance d’une troisième vague encore plus politisée19. Ce qui est inté- ressant dans la synthèse de Shaw sur l'histoire de la critique féministe, c'est le fait souligné par l’auteur que les deux courants des ‘images of women criticism’, bien que critiqués pour leurs dé- fauts et effets contradictoires, sont pourtant toujours tolérés20. Selon Shaw, cette attitude indul- gente est due à la nécessité (de nature stratégique) d’opposer un front idéologiquement compact et

17 L'analyse de Bigwood de la dichotomie aristotélicienne constitue le pivot de sa thèse sur la théorie écoféministe.

Elle élabore ensuite, à partir du point de départ de l'opposition entre techne et phusis et de son influence sur la philo- sophie occidentale, sa propre construction d'une théorie du genre et de l’être : « […] her explorations go beyond the idea that Western philosophy might be gender-biased in its vocabulary and methods ; Bigwood considers the possibi- lity that ‘Being’ itself might be a gendered metaphysics and gendered experience. In Bigwood’s terms, Being is a relational rather than absolute concept. It is not synonymous with God or presence but is ‘the living web within which all relations emerge’. And these relations have been masculinized according to the structure of sexual difference » (Madsen, 2000, p. 128).

18 « As I see it, an analysis of the exile of the ‘feminine’ in metaphysics (and the related exploitation of the earth and oppression of non-Western peoples) involves a postmodern attempt to disrupt the phallocentric unity, stability, and fullness of pure presence of western Being with a view to restoring the ruptures and irregularities, the movement, flux, and play of existence » (Bigwood, 1993, p. 4).

19 « It was a political allegiance to the feminist movement of the early 1970s that produced women-as-victim criticism in the first place. And it was failure to advance the feminist cause that led to disappointment with both this and the role model approach by the late 1970s. Subsequently, the promise of Stage Three to remedy earlier defects was pred- icated on its being more rather than less politically committed, which in the 1980s meant following the wider feminist movement’s shift from minimizing to emphasizing the difference between the sexes. In order to understand the evo- lution of feminist literary criticism, therefore, it is necessary to examine the role of politics » (Shaw, 1988, p. 501).

20 « As Carol Thomas Neely points out, the victim and ‘role model’ approaches actually continue in existence, though this fact goes ‘largely unacknowledged in many of the best-known discussions of feminist criticism’. The early criti- cism is thus at once theoretically dismissed and tolerated in practice » (idem, p. 501).

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politiquement plus efficace contre la domination phallocratique dans le domaine littéraire. En con- clusion : « the chief considerations, in other words, must always be tactical because the movement is not primarily literary but political » (idem, p. 501). Shaw semble signaler cette liaison avec le bras politique du mouvement féministe comme le principal accusé dans sa dénonciation des limites de la critique littéraire féministe21. Selon l’auteur, en effet, cette liaison de nature coercitive a porté à une radicalisation tellement prononcée de la critique littéraire qu’elle a été nuisible sur le plan de son développement théorique22. Comme nous l'avons souligné, l'autre source de forte politisa- tion de la critique littéraire féministe provient principalement de groupes ethniques et sociaux, notamment des féministes d’origine africaine et de ceux que nous appelons aujourd’hui les groupes LGBT+. Dans les années 80, le mouvement féministe a été attaqué respectivement par des fémi- nistes noires et lesbiennes. L'accusation était que leur identité n'était pas représentée au sein du mouvement et que le même mouvement (et, par conséquent, ses politiques) était dominé par des femmes blanches, hétérosexuelles, de classe moyenne et ayant un haut niveau d’instruction. Suite au barrage de critiques, le féminisme américain et européen a entamé un processus de révision et a commencé à se fragmenter le long des lignes d'identité ethnique et sexuelle de différentes classes de femmes afin de répondre à leurs exigences de représentation à la fois sur le plan politique et littéraire. Pour donner une idée de l'étendue du débat et de ses répercussions potentielles sur le mouvement féministe, il suffit de mentionner que certains défenseurs du féminisme lesbien en sont arrivés à soutenir que seules les lesbiennes peuvent être des vraies féministes. C'est le cas d’Adrienne Rich qui dans son article “Compulsory heterosexuality and lesbian existence” a déclaré que le choix du lesbianisme est un acte politique et, par corrélation, le choix de l'hétérosexualité est également un acte politique mais cette fois-ci un acte politique anti-féministe (cité par Minogue, 2012, p. 200). En plus, le problème a été compliqué du côté de l’ethnie par le fait que les femmes écrivains noires sont représentatives de nombreuses et très différentes cultures (telles que les Afro-

21 Shaw parle de « abandonment of aesthetic value in the service of a revolutionary political paradigm » (ibid., p. 503).

22 « Once loyalty and orthodoxy replace the ordinary norms of intellectual discourse, those who enforce the most Draconian standards tend to prevail […] Coercion requires not only closing ranks to protect admittedly faulty theory like images-of-women criticism, but also passing muster as a feminist. In the introduction to The New Feminist Crit- icism, Elaine Showalter endorses Rosalind Coward’s requirement that, in order to be judged feminist, books written by women should display a ‘shared commitment to certain political aims and objectives’. Coward added that ‘reading a novel can be a political activity’ in which books are ‘interrogated’ to determine their true commitment to feminism.

But this is not all. It is possible for a Woman critic to be rejected even if she passes the initial test. Her writing may still prove to be ‘an example of patriarchal aggression’ » (ibid., p. 502-503).

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Américaines, les Caraïbes, etc.), ce qui a introduit dans l'équation féministe non seulement la ques- tion de l'identité ‘noire’ mais aussi celle du colonialisme et post-colonialisme, pour en citer quelques-unes. Nous souhaitons conclure notre excursus dans cette complexe évolution de la théo- rie littéraire et critique féministe de notre temps avec les remarques conciliatoires de Jane Gallop (2012, p. 243-244) à ce sujet :

From the point of view of these contemporary trends, feminist literary criticism of the classic period looks irretrievably tame. But we must also see, looking retrospectively at that period, that, once installed, feminist criticism was precisely free to move in […] more radical directions and it immediately did so. Although they often are merciless about the blind spots of the 1975-83 period, these challenges are in fact possible because of the solid institutional foothold gained through the tame definition of feminist criticism […] let us use this position not to accuse each other of being too academic or elitist or reformist but to articulate these questions with the institution in which we work and through which we interact with society.

2.2 - Critique psychanalytique féministe

Au cours de notre excursion dans l'histoire de la critique littéraire féministe nous avons éclairé les mécanismes et les forces -principalement politiques- qui ont contribué à sa diversité et à son ap- parente nébulosité. Dans un article paru en 1981, la théoricienne féministe Elaine Showalter (1981) a déploré le manque de base théorique de la critique féministe, la qualifiant de « empyrical orphan in the theoretical storm » (idem, p. 180). Pour compléter la déclaration de Showalter, nous ajoutons que le statut d'orpheline sera attaché à la critique féministe à vie et ceci pour deux raisons diffé- rentes, mais inéluctables. D’abord, le féminisme, et cette assertion est assumée par plusieurs de ses représentantes et confirmée par Toril Moi, est un mouvement politique au sens large car son dessein est de forcer le changement de la société et cette caractéristique le rend sensible aux vola- tilités immanentes à toute application politique. Ensuite, comme nous l'avons remarqué, la ten- dance au sein du mouvement a été de rejeter toute théorisation du fait qu'elle est considérée comme une forme d’hégémonie et, par conséquent, essentiellement réactionnaire. Il faut toutefois souli- gner que ce manque de théorie critique spécifiquement féministe n’a jamais empêché -ni ralenti- la production de critiques littéraires rédigées par des intellectuelles féministes23. Il reste donc à

23 Le mouvement féministe a, en effet, produit des études de critique littéraire très riches et variées. Consulter, à titre d’exemple : Garner, S. N., Kahane, C. and Sprengnether, M. (1985). The (M)other Tongue : Essays in Feminist Psy- choanalytic Interpretation. Ithaca, N.Y : Cornell University Press ; Vallury, R. S. (2008). Surfacing the Politics of Desire : Literature, Feminism and Myth. University of Toronto Press ; Warhol-Down, R., & Price, H. D. (Eds.) (2009).

Feminisms Redux : An Anthology of Literary Theory and Criticism. Rutgers University Press ; Mora, G. & Van Hooft,

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répondre à la question de savoir s'il existe des outils à disposition des critiques et des lecteurs désireux de s'engager dans la critique littéraire féministe. Théoriquement parlant, toute approche critique de la littérature peut avoir une application féministe ; essentiellement les approches préfé- rées par les féministes sont les approches marxistes, la critique de genre, l’approche psychanaly- tique et déconstructiviste. Cette ouverture féministe à des approches différentes a été soutenue par, entre autres, Annette Kolodny selon laquelle la critique littéraire féministe se présente « more like a set of interchangeable strategies than any coherent school or shared goal orientation » (Kolodny, cité dans Shawalter, 1981, p. 180). Pour sa part, Gabriela Mora (1982) a souligné la décision des rédacteurs de Female Studies VI de recommander l'utilisation de l'expression perspective féministe comme pour indiquer le type de critique qu’elles secondent24. Mora ensuite spécifie (idem, p. 4, traduit par nos soins) :

Une lecture selon la perspective féministe s'intéresse à l'examen de la représentation littéraire des femmes, mettant en évidence les préjugés sexistes relevés à travers les aspects discursifs et narratifs de l'œuvre, avec une attention particulière au rôle du signe ‘femme’ dans les structures générales et spécifiques, en particulier les motifs et les comportements qui lui sont attribués, ainsi que les images et les symboles qui lui sont asso- ciés25.

Sur la base de ces prémisses, pour l’analyse du texte de Maupassant nous avons opté pour l’appli- cation de la méthode psychanalytique dans une perspective féministe.

2.3 - Méthode Psychanalytique

Comme il est universellement reconnu, en ce qui concerne la psychanalyse, le premier chapitre de la genèse a été écrit par Freud. Le trope n’a pas été choisi au hasard puisque, tout comme Dieu dans la Genèse, Freud dans sa théorie psychanalytique a dépeint une image peu propice de la

K. S. (Eds.) (1982). Theory and Practice of Feminist Literary Criticism. Bilingual Press/Editorial Bilingue ; Benstock, S. (Ed.) (1987). Feminist Issues in Literary Scholarship. Indiana University Press ; Cohen, M., & Prendergast, C.

(Eds.) (1995). Spectacles of Realism : Gender, Body, Genre. University of Minnesota Press.

24 « La conviction que l'absence de définition acceptable pour tous les perspectives n'a pas diminué l'efficacité du travail et a encouragé les rédacteurs de Female Studies VI à recommander l'utilisation de l'expression perspective féministe comme désignation pour le type de critique qu'elles favorisent. » (Mora, 1982, p. 4, traduit par nos soins).

25 « Un lectura de perspectiva feminista se preocupa de examinar la representaciòn literaria de la mujer, poniendo de relieve los prejuicios sexistas evidenciados a través de los aspectos discursivos y narrativos de la obra, con cuidada atención a la función del signo ‘mujer’ en las estructuras generales y específicas, especialmente los motivos y con- ductas que se le atribuyen, y las imágenes y símbolos que se asocian a él. » (Mora, 1982, p. 4)

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femme. En effet, juste pour pousser notre trope un peu plus loin, nous pouvons affirmer positi- vement que, dans les effets de clair-obscur freudiens, l'homme est systématiquement (car il s’agit, en définitive, d’un système) placé dans les parties les plus lumineuses de la toile tandis que la femme se trouve toujours dans les plus sombres. Nous pouvons donc facilement comprendre que la relation entre la psychanalyse et le féminisme a été loin d'être la lune de miel idéale, en fait elle a été turbulente. Ce désordre apparent a également été amplifié par le fait que l’œuvre de Freud ne se présente pas comme un ensemble cohérent et méthodique qui puisse être facilement appliqué soit à la psychanalyse soit à la critique littéraire26. Freud lui-même (1957, p. 122 ; dans Green, et al., 1995, p. 146) a, tout au long de sa carrière, modifiée sa théorie psychanalytique en restant pourtant loyal à ce qu’il appelle les « pierres angulaires de la théorie psychanalytique » qu’il énu- mère comme suit :

The assumption that there are unconscious mental processes, the recognition of the theory of resistance and repression, the appreciation of the importance of sexuality and the Oedipus complex – these constitute the principal subject-matter of psychoanalysis and the foundations of its theory.

En ce qui concerne notre méthode et notre analyse, la théorie freudienne du complexe d’Œdipe joue un rôle central puisqu’elle est à la base de la définition de femme (en perspective freudienne), du paradigme binaire de la sexualité et, en même temps, des attaques féministes contre le père de la psychanalyse. Basé sur la théorie de Freud, le complexe d'Œdipe apparaît au cours de la deu- xième phase du développement humain lorsque les enfants des deux sexes s'éloignent davantage de la mère. Les petites filles commencent à se rendre compte qu’il leur manque un pénis, à la suite de quoi elles développent un sentiment d’insuffisance (l’envie du pénis), et les petits garçons, conscients que leur mère n'a pas de pénis, commencent à soupçonner qu'ils pourraient eux aussi le perdre (ce que Freud appelle la peur de castration). C'est cette peur qui persuade le petit garçon de renoncer à ce que Freud considère comme son intérêt érotique pour la mère puisque, dans sa lutte pour la mère contre le père, il se sentira obligé d'accepter l'autorité du père (par peur d’être castré par le père). La petite fille, aussi déçue par le manque de pénis de sa mère que par le sien, se tourne

26 « Freud does not have a coherent body of work, and there is not a single definitive version of his approaches that can be adopted in a straightforward manner, either for literary purposes or for therapeutic ones. There are certain standardised practices within Freudian therapeutic practice as a profession, although even here there are frequent controversies (see Masson 1992). In critical approaches to literature, the ground is even more uncertain, and just as much analytical energy is employed in examining Freud’s texts themselves as it is in looking at literary works. » (Green et al., 1995, p. 146)

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vers son père -qui en possède un- mais elle sera rejetée ; elle abandonnera finalement son désir de posséder un pénis et voudra un bébé à la place27. Le stade œdipien transforme le garçon et la fille en futurs adultes hétérosexuels dont le mâle continuera à être angoissé par la peur inconsciente de castration et la femelle se sentira toujours comme un homme manqué, ou un ‘eunuque féminin’

selon la définition de Germaine Greer28. C'est, en effet, cette théorie de la formation du sujet qui constitue le casus belli entre Freud -et, plus tard, Lacan- et les théoriciennes féministes.

Cependant la psychanalyse n’est pas une méthode d’analyse essentiellement littéraire : c’est une technique thérapeutique (idem, 1995, p. 143) et aucun de ses théoriciens n’a élaboré une théorie de critique littéraire de type psychanalytique. Pourtant sa traditionnelle focalisation sur le langage (soit parlé, soit écrit) l’a naturellement rapprochée des études littéraires et cette tendance a été favorisée par la révision des théories de Freud par Jacques Lacan selon lequel le langage joue un rôle principal dans le drame psychanalytique. En opposition à l'essentialisme biologique de son prédécesseur, Lacan élabore une théorie qui lit Freud au niveau figuratif plutôt que littéral, en substituant le pénis (anatomique) au phallus (linguistique). Selon Lacan, le nouveau-né commence sa vie dans l’Ordre Imaginaire, dont la principale caractéristique est la parfaite symbiose de l'enfant avec le monde. Cette symbiose de l'enfant avec le monde est perturbée par l'intervention de la loi patriarcale, ou le Nom du Père qui place l'enfant dans un cadre sociétal déjà existant en en affirmant l'identité, le sens de stabilité et la normalisation. Le père œdipien de Lacan, le troisième terme qui s’impose sur la dyade mère-enfant, est le père symbolique représentant l'ordre du langage et de la loi, tandis que le père freudien est le père naturel ou biologique. Le père lacanien est donc une figure répressive mais, en même temps, une figure qui garantit la santé mentale du sujet. L'entrée de l'enfant dans l'Ordre Symbolique implique l'acceptation du phallus comme signifiant privilégié et le déplacement de la figure féminine de la mère. Comme précisé par Cora Kaplan : « The phallus

27 « Le clitoris de la fille se comporte tout d’abord tout à fait comme un pénis, mais l’enfant faisant la comparaison avec un camarade de jeux masculin le perçoit comme « un peu court » et ressent ce fait comme un préjudice et une cause d’infériorité. Elle se console encore un moment avec l’espoir d’obtenir, plus tard, en grandissant, un appendice aussi grand que celui d’un garçon […] L’enfant ne comprend pas que son manque actuel de pénis est un caractère sexuel, mais elle l’explique par l’hypothèse qu’elle a possédé autrefois un membre tout aussi grand, et qu’elle l’a perdu par castration […] Le renoncement au pénis n’est pas supporté sans une tentative de compensation (…) le complexe d’Œdipe (de la fille) culmine dans le désir longtemps retenu de recevoir en cadeau du père un enfant, de mettre au monde un enfant pour lui » (Freud, 1969, p. 121-122)

28 Greer, G. [1971] (2012). The Female Eunuch. London : Fourth Estate. Greer, comme Simone De Beauvoir, oppose l’idée essentialiste de la femme et soutient la thèse du constructionnisme social. Selon Castle (2007, p. 96) : « In The Female Eunuch , Germaine Greer, like de Beauvoir, argues that there is no ‘natural’ distinction between the sexes.

She is critical of Freud’s influence on American culture and rejects his ideas about femininity as largely irrelevant to understanding modern women ».

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as a signifier has a central, crucial position in language, for if language embodies the patriarchal law of the culture, its basic meanings refer to the recurring process by which sexual difference and subjectivity are acquired » (Kaplan, cité dans Showalter, 1981, p. 194).

Cette transition du sujet de l’Ordre Imaginaire à l’Ordre Symbolique (domaine du langage et de la représentation) passe par ce que Lacan nomme le Stade du Miroir, concept fondamental de toute sa théorie du sujet. Le Stade du Miroir démarque la phase depuis laquelle l’enfant se voit comme un être entier, déconnecté « from the oceanic unity of the maternal body » (Castle, 2007, p. 96). Cependant, l’image que l’enfant voit dans le miroir (figuratif) n’est pas une vraie image de soi car elle obscurcit l’image de la mère que l’enfant a dû abandonner par l’intervention de la loi du père. Le passage de l’Ordre Imaginaire à l’Ordre Symbolique signale le passage de la phase du désir (Imaginaire) à celle du manque (Symbolique). Pour Lacan, le manque et les démarches ainsi que les structures du désir qui tentent de le combler définissent la subjectivité humaine29. Selon l’explication de Castle (2007, p. 170) :

Lacan argues that the ‘I’ (je ; I) speaks only in order to secure an answer that validates, in the Symbolic order, what the self (moi ; me) imagines itself as being ; it seeks to elicit messages from the Other (through, for example, woman-as-other [ petit a ]) that the ‘paranoid’ moi (the Imaginary conception of the self) needs to hear in order to believe in his existence […] The role of woman (or, as Lacan puts it in Feminine Sexuality, Woman) is to constitute and verify men, to serve as the other (petit a ; lower case o) through which man constitutes himself in the Other (the unconscious). [mots mis en évidence par nous]

À ce point, la déclaration suivante faite par Lacan lui-même devient claire : « Il n’y a donc d’iden- tification sexuée que d’un côté […] la femme n’existe pas » (Lacan, 1974, p.183).

Ce sont des déclarations pareilles qui ont déclenché le débat féministe contre (mais aussi pour) le psychanalyste français. La querelle féministe sur la théorie lacanienne se déroule autour des deux idées fondamentales de celle-ci : le rôle déterminant du langage pour la formation iden- titaire (un langage dominé par le signifiant ‘phallus’) et la conséquente définition de l’identité (mieux : non-identité de la femme) féminine comme spéculum de l’identité masculine. Le premier point de friction entre Lacan et les féministes est simple : le sujet utilise le langage comme sujet

29 Ce procès est expliqué par Moi (1985) en ces termes : « When the child learns to say ‘I am’ and to distinguish this from ‘you are’ or ‘he is’, this is equivalent to admitting that it has taken up its allotted place in the Symbolic Order and given up the claim to imaginary identity with all other possible positions. The speaking subject that says ‘I am’ is in fact saying ‘I am he (she) who has lost something’ - and the loss suffered is the loss of the imaginary identity with the mother and with the world. The sentence ‘I am’ could therefore best be translated as ‘I am that which I am not’, according to Lacan. This re-writing emphasizes the fact that the speaking subject only comes into existence because of the repression of the desire for the lost mother » (p. 99).

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actif mais, en même temps, le langage étant dominé et déterminé par le signifiant ‘phallus’, le sujet est, pour ainsi dire, immobilisé dans un langage prédéterminé qui le définit. Du point de vue fémi- niste « this perspective reveals how we are also born into patriarchy since language is its primary tool of subjection, writing even our unconscious » (Rooney, 2006, p. 158 ; mots mis en évidence par nous) : si l'aliénation est au cœur de la subjectivité lacanienne, il en résulte que la femme est doublement aliénée. Donc Lacan persévère dans la tradition freudienne de considérer la formation du sujet masculin comme centrale dans la formation de toute subjectivité et, par conséquent,

« seems to point to the inevitability of patriarchy and thus render futile any feminist attempts to undermine or change it » (idem, p. 159). Le deuxième casus belli entre la psychanalyse (freudienne aussi bien que lacanienne) et les féministes est la dégradation de la femme au rang de simple spé- culum de l’identité masculine. Cette image de la femme est décrite (non sans ironie) par Virginia Woolf dans A Room of One’s Own (1929) de manière suivante : « Women have served all these centuries as looking-glasses possessing the magic and delicious power of reflecting the figure of man at twice its natural size » (p. 35). L'image de la femme comme spéculum a été reprise et approfondie par la psychanalyste Luce Irigaray dans son œuvre la plus célèbre, Spéculum de l'Autre femme30, dans laquelle elle soutient que, si d’un côté le discours de Freud est révolution- naire, de l’autre côté en ce qui concerne la féminité il ne s’éloigne pas des règles misogynes de la pensée traditionnelle occidentale développée depuis Aristote. Selon Irigaray « toute théorie du ‘su- jet’ aura toujours été appropriée au masculin » (Irigaray, 1975, p. 165), qui reste au centre de l’univers car « la révolution copernicienne n’a pas encore produit tous ses effets dans l’imaginaire masculin » (idem, p. 165). Mais cet androcentrisme -mieux : phallocentrisme- a besoin, pour se perpétuer, d'objectiver la femme en faisant d'elle le miroir de l'ego masculin, « miroir fidèle, poli et vacant de réflexions altérantes. Vierge d’auto-copies. Autre parce qu’au service du sujet même auquel il présenterait ses surfaces candides dans leur ignorance de soi » (ibid., p. 168).

À ce stade, deux questions se posent naturellement : si la psychanalyse est si irrévocable- ment basée sur le paradigme patriarcal, pourquoi l’utiliser comme point de départ d’une critique littéraire féministe ? De même, la psychanalyse étant historiquement indifférente à la critique lit- téraire, pourquoi la considérer comme un instrument valable dans le cadre de l'herméneutique du texte littéraire ? Notre défense de la méthode critique psychanalytique féministe se base sur trois

30 « Luce Irigaray’s monumental doctoral thesis Speculum de l’autre femme (‘Speculum of the other woman’, 1974) led to her immediate expulsion from Lacan’s Ecole freudienne at Vincennes » (Moi, 1985, p. 127)

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points. D’abord, la révision lacanienne de la théorie psychanalytique de Freud a introduit (comme on l’a noté) le langage comme enjeu fondamental sur lequel l’identité (soit masculine, soit fémi- nine) est formée. Il s’ensuit que la psychanalyse de Lacan « promotes language to a principal role in the psychoanalytic drama and so naturally offers fertile ground for crossing psychoanalytic and literary concerns » (Gallop, 1987, p. 315). Pour résumer : la psychanalyse de Lacan se rapproche tout naturellement des études littéraires. Deuxièmement, le développement de la critique féministe a relancé les approches thématique et psychologique, piliers traditionnels de l’interprétation psy- chanalytique. La critique féministe a donc connecté la psychanalyse avec les réalités socio-poli- tiques en l’enlevant de son cadre naturel typiquement apolitique et ahistorique. De cette façon, comme souligné par Gallop, « feminist criticism has, both directly and indirectly, given new via- bility to psychoanalytic criticism » (idem, p. 315). Le troisième point de défense concerne l’appa- rente impasse imposée par le phallocentrisme intrinsèque dans les deux théories psychanalytiques.

Si au début des années 70 Freud était vu tout simplement (et de manière très réductrice) comme le

« prime perpetrator of patriarchy » (ibidem, p. 314)31, depuis la publication par Juliet Mitchell (1974) de Psychoanalysis and Feminism, il y a eu une réorientation dans l'attitude féministe envers Freud. Dans son livre, Mitchell soutient qu’en élaborant sa théorie psychanalytique, l’intention de Freud n’était pas normative mais descriptive32 :

Mitchell’s book altered feminists to the ways in which Freud’s insights have been popularized, misrepresented, and neutralized by interpretations that were (often willfully) ignorant of his writings, or of the subversive threat his notion of psychoanalysis implies. She argued that Freud was not prescribing what women and fem- ininity should be, but describing what patriarchal culture demands of Women and femininity. She claims that psychoanalysis is essential to the understanding of the ways in which patriarchal ideology is internalized and lived by men and women. (Grosz, 1990, p. 19-20)

31 L’une des critiques les plus acharnées sur Freud et sur la critique littéraire psychanalytique a été écrite par Mary Ellmann (1968) . Thinking About Women. Harcourt, Brace & World. Sur le même sujet voir aussi Kate Millet (1970).

Sexual Politics. Garden City.

32 Comme nous l’avons déjà remarqué dans notre introduction, le même point a été soutenu par Garner, S. N., Kahane, C. and Sprengnether, M. (Eds.) (1985) : « One can read this remarkable fit between individual psychic structure, both male and female, and the essential features of patriarchal society. Juliet Mitchell has argued the latter interpretation, maintaining that Freud is valuable to feminism precisely because of his power to elucidate the unconscious underpin- nings of patriarchy. Everywhere in our society, in our legal, economic, and sexual arrangements, we see the effects of the Oedipus complex and its corollary, the castration complex, writ large. Where Mitchell and other feminists differ from Freud is in their assumption that the patriarchal structure of relations can be dislocated, that other social and psychic structures are not only possible but desirable » (p. 16).

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Notre méthode est alors basée sur cette vision descriptive de la théorie psychanalytique couplée à la conviction que l'application contextualisée de ses principes dans un milieu socio-historique spé- cifique peut guider le lecteur féministe vers une expérience de lecture objective et gratifiante, en donnant un aperçu clair des forces patriarcales hégémoniques qui sont au travail dans l'œuvre lit- téraire. Cette méthode suit, dans une certaine mesure, la démarche que Jane Gallop (1981, p. 7) appelle ‘symptomatic reading’ :

The sort of reading I do could be called ‘symptomatic’. It comes out of psychoanalytic method […] ‘symp- tomatic reading’ squeezes the text tight to force it to reveal its perversities. New criticism is appreciative, even worshipful ; symptomatic reading tends to be demystifying, even aggressive. Applied to culturally pow- erful texts, symptomatic reading can be a tool for diminishingtheir power. ‘Symptomatic reading’ can be at one and the same time respectful, because closely attentive, and aggressive, because it wrests secrets the author might prefer to keep.

Cette méthodologie, à notre avis, a donc le double mérite de donner une vision dans le possible impartiale des forces patriarcales à l'œuvre dans la littérature et, en même temps, de libérer le lecteur de l'immasculation à laquelle elle se trouverait contrainte par une lecture basée sur d’autres méthodes33.

3 - Analyse de l’œuvre

La Maison Tellier est un conte qui se prête à une lecture basée sur des clés interprétatives diffé- rentes. Nous pouvons aisément imaginer le lecteur contemporain de Maupassant l’aborder avec l’esprit grivois typique du lectorat gil-blasien34, s’amusant à en détecter les ‘cochonneries’ chu- chotées par un narrateur qui se fait passer par un discret compagnon d’aventures paillardes. On

33 Sur le concept de ‘immasculated reader’ Judith Fetterley a remarqué : « the cultural reality is not the emasculation of men by women but the immasculation of women by men. As readers and teachers and scholars, women are taught to think as men, to identify with a male point of view, and to accept as normal and legitimate a male system of values, one of whose central principles is misogyny » (dans Warhol-Down, R., et Price, H. D. (Eds.) , 2009, p. 141).

Sur le même sujet, voir aussi le commentaire de Showalter : « Women are estranged from their own experience and unable to perceive its shape and authenticity [. . .] they are expected to identify as readers with a masculine experience and perspective, which is presented as the human one [. . .] Since they have no faith in the validity of their own perceptions and experiences, rarely seeing them confirmed in literature, or accepted in criticism, can we wonder that women students are so often timid, cautious, and insecure when we exhort them to ‘think for themselves.’ ? » (Showal- ter, 1971, p. 856-857).

34 Gil Blas était un quotidien français fondé en 1879 et dont la devise était « Amuser les gens qui passent, leur plaire aujourd'hui et recommencer le lendemain ». Parmi les plumes notoires publiées dans le quotidien on mentionne Théo- dore de Banville, Émile Zola, Jules Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam. La Maison Tellier de Maupassant est

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pourrait aussi, avec la même facilité, mais cette fois avec le regard du lecteur moderne naturelle- ment entraîné à la détection des tensions sociales, lire le conte avec une clé sociocritique pour en dévoiler les oppositions entre classes ou les sympathies de l’auteur pour l’une ou l’autre. La cri- tique de genre, pour sa part, nous donnerait un aperçu de la condition de la femme au XIXème siècle et se terminerait très probablement par une discussion sur le dilemme éternel et indissoluble de la prétendue misogynie de Maupassant. Comme nous l’avons anticipé, nous proposons ici une analyse de La Maison Tellier sous l’angle psychanalytique et féministe dans l’optique réconcilia- trice du féminisme et de la psychanalyse proposée par Garner et al. (1985) dans leur œuvre The (M)other Tongue.

3.1 - Ouverture avec parricide

Le conte s’ouvre sur un rythme lent, évocateur de la cadence indolente de la vie bourgeoise d’une petite ville de province. Les premiers paragraphes de l'histoire semblent avoir pour intention de désorienter la focalisation du lecteur sur le narrateur et le sujet de la narration. En fait, au tout début, dans la première phrase, le narrateur donne l'impression d'être un participant à l'histoire (« On allait là… »), mais il change immédiatement de perspective en se distanciant de ses person- nages et, à partir de la deuxième phrase, s’établit lui-même en tant que narrateur hétérodiégétique (« Ils s'y retrouvaient… »). Le même effet déstabilisateur sur le lecteur est imposé par l’asymétrie et l’ambiguïté utilisées dans la description de l’établissement, avec un crescendo de détails déso- rientants (« des hommes honorables », « la maison était familiale, toute petite », « derrière l'Eglise Saint-Etienne », « on apercevait [...] la Côte de la Vierge avec sa chapelle ») qui mène au moment épiphanique où le narrateur dévoile la nature du commerce de Mme Tellier, et presque s’excuse du sujet avec le lecteur, en donnant une brève leçon d’anthropologie normande :

Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : —« C'est un bon métier » ; —et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l'enverrait diriger un pensionnat de demoiselles. (Maupassant, 1881, p. 3)

publiée dans Gil Blas en 1892. En parlant de Gil Blas Zola remarque : « Il avait pris une spécialité de chroniques légères qui lui donnait tout un public spécial, j'entends, si l'on veut, le grand public, les hommes et surtout les dames qui ne détestent pas les aimables polissonneries. De là, en quelques semaines, la grande colère de la presse vertueuse » (Zola, 1906, p. 218).

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C’est exactement dans cette atmosphère de déstabilisation interprétative que le narrateur plonge, soudain, le lecteur dans le crime oedipien par excellence : le parricide. Avec nonchalance, le nar- rateur fait mourir M. Tellier d’une des plus communes causes de décès parmi ses contemporains : le ‘coups de sang’. Nous trouvons le choix de laisser mourir M. Tellier -en effet, le choix même d'avoir un M. Tellier puisque, après tout, Madame aurait pu facilement être une mademoiselle- très révélateur. Le choix pourrait facilement être attribué au désir de l'auteur d'apaiser le besoin de son public d'investir Mme Tellier d'une certaine respectabilité bourgeoise : après tout un mari, dans l'imaginaire du XIXème siècle, est toujours une source de respectabilité et un mari mort encore plus, car il ajoute l’affliction du veuvage au sentiment naturel d’honorabilité attaché à la figure d'un (feu) époux légal. Toutefois, la mort propice de M. Tellier nous semble un choix narratif inconscient de la part de l'auteur, une reconstitution inconsciente du drame œdipien (le désir d'assassiner le père), réalisée avec succès grâce à la connivence d’une licence artistique providen- tielle. La piste œdipienne est confirmée par le narrateur qui confesse que « Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous les habitués de l’établissement » (idem, p. 4). La des- cription même de Madame est une fusion de traits érotiques et maternels : « Elle était grande, charnue, avenante. Une mince garniture de cheveux follets […] lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte elle plaisantait vo- lontiers, avec une nuance de retenue… » (ibidem, p. 4), et puis « dans la voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne, pleine de mansuétude et de complaisance » (ibidem, p. 4).

La mort convenable de M. Tellier au tout début de l'histoire fait de la maison Tellier un territoire vraisemblablement libre pour les pulsions œdipiennes à l'œuvre chez ses clients, notamment : se débarrasser du père pour être libres d’aimer la mère. Mais Madame, suggère le narrateur, est « ab- solument sage » (ibidem, p. 3), autrement dit : si d’un côté elle excite les désirs œdipiens d’accou- plement avec la mère des clients de la maison, d'un autre côté elle les repousse, mieux, pour utiliser un terme psychanalytique : elle les réprime35. La ‘sagesse’ de Mme Tellier renvoie à la théorie de Lacan selon laquelle « both mother and child are themselves already located within the Symbolic order of language and culture, in which the mother’s desire is governed by the ‘law of the Father’ » (Garner et al., 1985, p. 21). C’est la loi du Père qui prohibe l’inceste et c’est Mme Tellier qui en

35 Selon Wright (2002) : « The term 'repression' in its second and more generally known sense is used by Freud to designate repression proper or ‘after-pressure’ (XIV, p. 148) : it serves to keep guilt-laden wishes out of conscious experience » (p. 12).

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est la dépositaire et gardienne, qui se pose comme garante de la loi. En tant que garante de la loi du Père, Mme Tellier a été pourvue par l’auteur d’une certaine agentivité qui, quoique limitée, la distingue des autres femmes du conte. Cet écart est souligné par Madame même qui, selon le nar- rateur, aimait préciser qu’elle et les filles « n’étaient point du même panier » (Maupassant, 1881, p. 4). On retrouve les traces de ce rôle dominant de Madame partout dans la suite du conte, surtout dans l’insistance sur la métaphore martiale dans les descriptions qu’en fait le narrateur36. Il faut pourtant souligner que ce rôle inusuel est attribué à Mme Tellier par la mort de son époux, autre- ment dit : l’agentivité de Madame, son être ‘patronne’ et dépositaire de la loi n’est qu’un signifié subordonné au signifiant mâle (le feu mari). Dans le contexte du conte, comme on le verra, cette logique lacanienne de l’hégémonie du signifiant phallique (le mâle) s’empare, comme référant transcendantale, de toute description des femmes, même, comme on l’a constaté, dans le cas du feu-phallus M. Tellier.

Ainsi, dans l’approche de la psychanalyse lacanienne, le phallus est le signifiant transcen- dantal de toute rationalité (λόγος) et autorité, ce qui mène au phallogocentrisme de tout discours, en particulier tout discours sur la subjectivité féminine. Dans ce contexte, comme nous l’avons déjà souligné, « the role of woman (or, as Lacan puts it in Feminine Sexuality, Woman) is to con- stitute and verify men, to serve as the other (petit a ; lower case o) through which man constitutes himself in the Other (the unconscious) » (Castle, 2007, p. 170). Il s’ensuit que « woman is a symp- tom, a screen for the projection of lack, but also a space of desire fulfilled, the space of the Other/other in which man finds his identity and being » (idem, p. 170)37. La femme n’est qu’un spéculum, un miroir par lequel, en se réfléchissant, l’homme forge son individualité, elle est un locus d’altérité qui ne sera jamais ‘Autre’, mais tout simplement ‘autre’ ou une simple image, dépouillée de toute essence. Ceci est exactement le rôle de la ‘marchandise humaine’ fournie par

36 Dans le train qui porte les femmes à Virville, Mme Tellier est vêtue en bleue et rouge, ce qui évoque l’uniforme militaire du temps : « Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant » (Maupassant, 1881, p. 11). Et puis, encore, à Virville : « Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant » (idem, p. 18) ; « Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance » (idem, p. 18) ; « la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme » (idem, p. 18).

37 Le même concept (dans sa version freudienne) est expliqué par Gallop (cité dans Warhol-Down et al., Eds., 2009) de manière suivante : « Once reduced to phallomorphic measures, woman is defined as ‘really castrated’, by Freud/man. As such she is the guarantee against man’s castration anxiety. She has no desires that don’t complement his, so she can mirror him, provide him with a representation of himself which calms his fears and phobias about (his own potential) otherness and difference, about some ‘other view’ which might not support his narcissistic overinvest- ment in his penis » (p. 155).

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